« Vous vous demandez où vous avez mis les pieds ? Vous n’êtes jamais entrés dans un club de strip-tease, c’est ça ? » Pour amorcer son troisième long-métrage, Lucie Borleteau choisit de briser dès les premières secondes le quatrième mur, comme pour attraper son·sa spectateur·ice par la main, et l’attirer dans un monde sous-terrain fait de néons, de paillettes et de désir. Car de désir il est question dans ce film qui en déborde, jusqu’à son titre : À mon seul désir. Derrière ce nom, un club, théâtre des déboires et des émois d’un panel de personnages aux envies, morales et ambitions différentes. « Le film propose une diversité de point de vue grâce aux personnages, qui ont tous un rapport plus complexe à ces questions. Tout n’est pas noir ou blanc, il n’y a pas de jugement moral, ni sur les filles, ni sur les clients » déclare Lucie Borleteau, dans un hôtel du 9ème arrondissement parisien. Filmer le strip-tease, pratique ô combien tabou et chargée d’histoire, s’apparentait à un défi, qu’À mon seul désir, aujourd’hui en salle, relève avec brio.
Le strip-tease à l’écran
Quand on lui demande d’où vient ce film, Lucie Borleteau revient à Nantes, ville qui l’a vue grandir. Plus précisément encore, elle revient Quai de la Fosse, qu’elle longeait en voiture, là où les cabarets s’alignaient les uns après les autres, mais qu’on lui interdisait de regarder – ce qui attisait d’autant plus son désir : « Quand on interdit des choses, on a encore plus envie d’y aller » sourit-elle. Plus tard, elle se remémore son arrivée à Paris, et sa candidature pour le concours d’entrée de La Fémis, pour lequel elle s’intéresse au peep show. Si Lucie Borleteau n’entre pas à la Fémis, elle n’en oublie pas son obsession pour les histoires mêlant désir et regards. Dix années passent, et l’une de ses amies commence à travailler dans un club de strip-tease. Nous sommes en 2011 à Paris, l’idée d’À mon seul désir est née.
Quand on interdit des choses, on a encore plus envie d’y aller
Lucie Borleteau
« J’aurais pu sauter le pas et essayer moi aussi, mais il s’avère que le club en question était en face de l’école de ma fille. Une barrière infranchissable pour moi ! C’est un mal pour un bien : j’en ai fait un film » plaisante Lucie Borleteau en observant son rapport au club de strip-tease. Très vite, elle réunit pléthore d’histoires liées à ce club, glanées à son amie, à ses collègues, à leurs numéros qu’elle va voir et qui inspirent l’atmosphère du film, ainsi qu’à tout un tas de films qui ont façonné son imaginaire. Parmi eux, Magic Mike, « un film extraordinaire avec beaucoup de blagues sur les clichés des hommes » affirme Lucie, en ajoutant : « J’ai fait pareil avec les clichés sur les femmes ». Mais pour celle qui a grandi à Nantes, ce sont surtout les films de Jacques Demy qui se trouvent à la genèse d’À mon seul désir, de Lola en passant par Les Demoiselles de Rochefort, où se croisent « des femmes à la fois légères et profondes ».
Bande de filles
En discutant des films qui nourrissent l’imaginaire collectif du strip-tease, difficile de passer à côté de l’iconique Showgirls de Paul Verhoeven, sorti en 1995. Or, Lucie Borleteau tient à pointer la différence fondamentale entre son film et celui du cinéaste néerlandais : les rapports entre les femmes. Là où Showgirls brosse un portrait acerbe de la tristement célèbre rivalité féminine, Borleteau évite cet écueil pour mettre en scène une bande de filles solidaires. « Leur sororité est concrète, loin d’être fantasmée » assure-t-elle, tout en assurant que les femmes sont rarement dépeintes, dans les œuvres artistiques, comme capable de bonté et de soutien envers les leurs. Elle évoque le Nana de Zola, qui prend racine au cœur de la prostitution féminine au XIXème siècle. Les personnages féminins se trouvent non seulement projetés dans une compétition cruelle, mais sont également décrits comme des protagonistes profondément stupides. « Dans mon film, chaque femme a fait le choix d’être là. Elles sont conscientes de ce qu’elles font et se serrent les coudes » affirme la cinéaste.
En outre, Lucie Borleteau fait le choix conscient de faire cohabiter une dizaine de femmes aux vies et aux opinions parfois radicalement opposées, notamment sur la question de la prostitution. Pour certains personnages, cette pratique est un moyen d’inverser le pouvoir, de le reprendre même. Entre le personnage de Mia (Zita Hanrot) et celui d’Aurore (Louise Chevillotte), le débat est le plus brûlant, les avis les plus contraires. « Ainsi, le spectateur n’est pas obligé de penser une chose ou l’autre. La discussion reste ouverte » commente la réalisatrice.
Filmer la nudité
Pour préparer ses actrices au tournage d’À mon seul désir, Lucie Borleteau les a embarquées dans une résidence en non-mixité avec plusieurs danseuses. Dans ce lieu, qu’elle décrit volontiers comme « ultra safe », chacune a pu apprendre à se déshabiller dans les règles de l’art – même la cinéaste : « Je ne voulais pas juste les regarder le faire ». Ainsi est né un espace de circulation de la parole entre les actrices et les danseuses, dans un pays où le métier de coordinateur·ice d’intimité est encore une étrangeté sur les tournages, contrairement aux pays anglo-saxons. « Elles répondaient à toutes les questions et nous ont aussi appris à enlever un soutien-gorge sans avoir l’air con ». En outre, la grande partie de l’équipe du film, du chef opérateur au chef déco, en passant par la cheffe électricienne, se sont tous·tes rendu·es en club de strip-tease, afin d’en capter l’ambiance.
Dans mon film, chaque femme a fait le choix d’être là. Elles sont conscientes de ce qu’elles font et se serrent les coudes
Lucie Borleteau
Pourtant, les scènes de nu, la réalisatrice de Chanson douce en avait déjà l’habitude, de Fidelio à la série Cannabis, dont un épisode se déroulait dans une maison close. Mais avec À mon seul désir, elle se montre étrangement plus pudique : « On ne voit pas tant de choses que ça, c’est plutôt suggéré. Je ne voulais pas que ça en devienne écœurant ». En revanche, au cours des scènes de danse, la caméra se situe sur scène ; pied de nez intéressant aux poncifs du genre, qui placent généralement le point de vue du côté des spectateur·ices. Le rapport voyeuriste, voire pervers, est ainsi balayé d’un revers de main, pour plonger au cœur du quotidien des danseuses, et placer les clients sous la lumière des projecteurs. On le devinait déjà au cours des premiers instants, alors que la narratrice, elle-même danseuse, nous annonçait : « Je vais vous raconter l’histoire de quelqu’un qui a osé ».
À mon seul désir, un film de Lucie Borleteau avec Zita Hanrot et Louise Chevillotte, en salle.