À voir : 4 artistes qui explorent l’art de la rave mieux que personne à la Philharmonie de Paris

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Alexandre Roccoli
Le 29.07.2019, à 11h26
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©Alexandre Roccoli
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Photo de couverture : ©Alexandre Roccoli
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Les javelots de lumière glissant sur les paupières closes lorsqu’une onde en dents de scie vous embroche l’oreille. Quand, dans la collusion des corps, l’air se charge de sueur et de vibrations, le monde se brise en petits morceaux sous les battements du stroboscope. Les à-coups d’un poignet à bout de souffle ne font plus qu’un avec la caisse claire, celle qui continue encore, encore, se jette dans le jour sans fermer l’œil, sans ouvrir les volets, jusqu’à ce que l’idée même de fatigue ait été vidée de son sens. Alors, enfin, les corps nocturnes, transis, s’en iront fondre au soleil. C’est ça, la rave. Comment traduire cette expérience intime, collective, mystique parfois, dans l’art ? Et comment la faire entrer au musée ? Ce sont les questions posées par l’exposition Electro jusqu’au 11 août prochain, auxquelles tentent de répondre quatre des artistes invités, qui reviennent sur leurs approches de cet univers d’extase et de surcharge sensorielle.

Cet article a initialement été publié dans le Trax Magazine n°220, encore disponible sur le store en ligne.

Alexandre Roccoli

Le danseur et chorégraphe Alexandre Roccoli a travaillé avec Chloé, Jeff Mills, Deena Abdelwahed et Pantha Du Prince. Dans la techno, il décèle les traces des danses de possession ancestrales et explore, par la répétition, l’oubli et la mémoire des gestes disparus.


« J’ai eu l’occasion de partir au Sri Lanka alors que j’étais membre du Théâtre du Soleil pour apprendre certaines danses masquées auprès de chamans de low country, une danse locale. C’était fascinant de voir que ces danses rituelles qui duraient toute une nuit avaient des vertus curatives. De retour en Europe, j’ai cherché à faire sens de cette “réappropriation culturelle”, sans tomber dans des formes exotiques. Je me suis naturellement tourné vers la techno et ses afterparties sans fin, parce que je cherchais à me soigner de mon incomplétude à travers la danse. C’est ce qui m’importe le plus : me dépasser et devenir d’autres “moi”. C’est avec ce rapport répétitif au geste, qui induit des états de corps et une conscience modifiée, que la danse a ce pouvoir de transformation. En partant à Berlin en 2004, j’ai créé des pièces au sein même du club Berghain, là où la musique nourrit cet état de corps qui ramène à ces danses dites “de possession”. Le dancefloor est comme un organisme qui se contracte, se densifie, les danseurs vibrent et résonnent, ils entrent en écho les uns avec les autres par phénomène de “contagion”. C’est cela que j’essaie de chorégraphier dans mes créations, encore aujourd’hui. Danser longtemps, c’est aussi se défaire de peaux, de strates. Nous sommes faits de mémoires : la nôtre, mais aussi celle de nos parents. En atteignant un état d’oubli, en lâchant prise, on réinvestit des mouvements disparus, des gestes fantômes qui se glissent dans la répétition. Dans les danses de possession, on dit que ce sont les ancêtres qui reviennent. Je crois que c’est quelque chose que l’on conserve quand le rite opère, avant qu’il ne devienne inaccessible dans un folklore exotique. Ce qui m’intéresse aussi, c’est de voir comment le corps est assujetti par le son, mais dans un même temps sujet du son, transi par le son, déplacé par le son. Comment un mouvement peut devenir sonore sans qu’il n’y ait de musique. Le rythme, le souffle, la physicalité, la sueur, ce sont des choses que le public entend. Les pulsations cardiaques qui accélèrent et ralentissent scandent un beat intérieur à chacun, une musique du dedans. »


Abdul Qadim Haqq

Abdul Qadim Haqq a donné son premier visage à la techno. Peintre et dessinateur pour Underground Resistance, il a inventé l’univers visuel afrofuturiste qui définira la musique de Drexciya, Rolando ou Galaxy 2 Galaxy.


« Je collectionne des comics depuis les années 1980. J’ai toujours aimé les superhéros ; à mes yeux, ce sont des mythes modernes. C’est quelque chose que j’ai voulu amener dans la techno, quand j’ai commencé à dessiner pour Underground Resistance. Je sortais tout juste d’une école d’art. Avec UR, on avait tous le même âge et on venait tous de Detroit : on avait donc tous vu Star Trek et Star Wars. Comme j’avais été un gamin assez malade, je passais mon temps à regarder la télé. Speed Racer, Robotech, les films de Godzilla, Battlestar Galactica, Space: 1999… Toutes ces références ont inspiré mon art. Sans compter les grands auteurs de science-fiction : Asimov, Heinlein, Wells. À l’époque, mon objectif était simple : créer des personnages cool et futuristes. Mais être dans l’underground, ça signifiait aussi faire partie de la révolution. Chez UR, il fallait être prêt à combattre. C’est ce qui a inspiré des personnages comme le Jaguar Knight ou l’Analog Assassin, créés pour les morceaux du même nom. Les gens peuvent mieux se focaliser sur un personnage, c’est quelque chose dont on se souvient. Ça renvoie à des archétypes, des références mythologiques. Quand on aime raconter des histoires, c’est essentiel – et la techno me raconte toujours une histoire. Le voyage spatial a été la première chose qu’elle m’a évoquée. L’idée de laisser le monde normal derrière soi pour atteindre ses limites les plus extrêmes. L’espace, ou le monde sous-marin chez Drexciya, représente l’inconnu, les ténèbres, mais aussi l’émancipation. Si les Drexciyans deviennent des guerriers, c’est pour conquérir leur liberté. James Stinson, l’un des membres du duo, m’avait expliqué les concepts de science-fiction essentiels à leur univers, avant la sortie de leur album Neptune’s Lair. À partir de là, j’ai tenté de tout traduire dans un ensemble visuel cohérent, avec une civilisation, une culture. Il y a tant d’histoires à raconter, et je crois qu’elles ont toujours du sens aujourd’hui. Les racines du début se sont un peu perdues avec la popularisation de la techno, mais ça ne m’affecte pas. Je vais continuer à faire ce que je fais depuis trente ans, même si je suis un dinosaure. »


1024 architecture

Les lumières qui en mettent plein les yeux sont la spécialité du studio 1024 architecture, auquel on doit les live VTLZR de Vitalic et le fameux Cube d’Etienne de Crécy. Pour eux, le son, la lumière, le virtuel et le physique forment un même biocosme, qu’ils activent à l’unisson dans leurs installations. 


« On a tous les deux été initiés à la musique électronique via les raves des années 90. À l’époque, on se retrouvait autour d’un sound-system, le musicien était presque absent. Ces expériences collectives et cette puissance de rassemblement nous ont profondément marqués. Quand les DJ’s ont commencé à se produire en festival, il y avait un fossé entre les groupes de rock qui envoyaient la purée en termes de présence scénique et un gars quasi immobile derrière ses potards. Ça manquait d’incarnation, de puissance. Les arts numériques permettent aujourd’hui de maximiser l’impact des performances scéniques, pour mieux incarner cette musique. Étant architectes de formation, on utilise la lumière et la matière numérique comme un matériau de construction. Le travail que l’on mène chez 1024 architecture cherche à mettre en relation espace physique et espace numérique, via des installations spatiales, sonores et lumineuses. La forme carrée ou cubique est récurrente dans nos travaux : c’est un élément de construction à la fois physique (la brique, ou le module de construction) et numérique (le pixel) qui nous sert de cadre et territoire de réflexion et d’expérimentation. Quand on travaille avec des musiciens, on va analyser leur musique, la décortiquer avec des algorithmes pour générer des comportements visuels sur un dispositif scénique. La musique fait directement danser nos machines. C’est un jeu d’interactions : le public réagit à la musique, le musicien réagit au public, et notre structure s’insère dans ce biocosme. L’expérience doit être sonore, visuelle et spatiale. L’échafaudage est également un matériau récurrent dans nos travaux, qui renvoie au monde de l’architecture éphémère et des festivals, et qu’on peut le trouver partout dans le monde. C’est pratique, écologique, et économique. Etienne de Crécy disait que le Square Cube était la tente Quechua du show. On ne se déplace qu’avec notre ordinateur et les filets de projection qui tiennent dans une valise, on source tout le reste sur place : la structure en échafaudages, la lumière, le projecteur vidéo… Sur scène, la temporalité est très courte. Quelques heures de montage, un quart d’heure de changement plateau, pour une heure de performance. Nous avons beaucoup appris du monde de la scène, et cela nous sert aujourd’hui dans nos projets d’installation plus pérennes, comme Delta par exemple (Porte de la Villette, Paris, 2018) tout comme pour des projets comme Core, que nous avons créé pour l’expo Electro.»


© 1024

Carsten Nicolai

Carsten Nicolai, fondateur du label Raster-Noton et producteur sous l’alias Alva Noto, s’intéresse dans ses installations à la texture des ondes synthétiques, auscultant l’exaltation du live électronique dans un temps propre à la contemplation. 


« Je me suis toujours intéressé à l’intersection entre le sonore et le physique. Le son n’a jamais été pour moi limité à son spectre audible. Au début, je travaillais beaucoup avec des fréquences très hautes ou basses que l’homme ne peut pas entendre. Les percevons-nous quand même d’une autre façon, génèrent-elles des émotions ? C’était toute la question. Cela m’a amené à utiliser des outils de traduction visuels, comme l’oscilloscope. Dans mes installations, je travaille beaucoup autour des ondes. Dans une œuvre comme Sekundenschlaf ou Chroma Wellenform, je retire au son sa composante temporelle. Ce qui se passe dans mes performances en tant qu’Alva Noto ne pourrait jamais être représenté avec la même intensité dans une installation. À l’inverse, le white cube d’un musée permet de proposer des choses très silencieuses et minimalistes, qui prennent du temps. Ce serait impossible pendant un concert. Là où les performances sont très numériques, les installations renouent avec l’analogique, ce sont des sculptures tangibles. Je vais chercher à rendre perceptible les processus invisibles qui se déroulent dans mon ordinateur. Cela passe aussi par une opération de réduction, de “minimalisation”, pour se concentrer sur une fréquence ou un phénomène isolé. Mes œuvres sont comme des petits observatoires d’où l’on pourrait appréhender le son, mais également la lumière, d’une façon différente. Il y a un lien fondamental entre son et lumière, c’est que les deux sont des ondes. Et l’intervalle de ces spectres que nous pouvons percevoir est infime. En abandonnant le caractère musical de la performance live, je peux me concentrer sur des principes élémentaires, comme les ondes qui se propagent sur l’eau, la visualisation de champs magnétiques ou de particules radioactives. D’une façon, cela revient à essayer de comprendre la nature. Les mathématiciens ont une conception de la beauté très intéressante. Pour eux, plus une formule mathématique est simple, et plus ce qu’elle définit est complexe, plus elle est belle. Mais certaines choses demeureront toujours trop complexes pour être saisies dans leur ensemble. D’où l’importance de modèles et de réductions. »


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