‘S gilt ! À cinq minutes de la magnifique verrière de la gare, notre périple strasbourgeois commence autour d’une pinte de Licorne. Il ne fait pas beau, il fait froid, mais cette excellente blonde locale a le don de très vite réchauffer. Et de nous faire rencontrer Nicolas, l’un des fondateurs et organisateurs du festival depuis treize ans.
Car Contre-Temps, c’est avant tout une histoire de continuité. Treize éditions maintenant que Céline, la présidente, Nicolas, le trésorier et Stéphane, le programmateur, travaillent ensemble. “Stéphane était disquaire et organisait des soirées de son côté, et je faisais pareil du mien”, raconte Nicolas. “Nos parcours perso ressemblaient un peu à ceux de Closely ou d’Ephemere [d’autres collectifs strasbourgeois] aujourd’hui. À un moment donné, et surtout parce qu’on s’ennuyait un peu à Strasbourg pendant la période estivale, on s’est dit qu’il fallait monter au créneau et faire quelque chose ensemble.”
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Nicolas se définit comme “l’hémisphère droit, le rationnel”, alors que Stéphane serait plutôt “l’hémisphère gauche, l’artiste”. Grâce au réseau du second, le festival a pu compter sur la venue d’artistes de premier plan sans pour autant débourser des fortunes. “Stéphane a su nouer des liens avec de nombreux artistes français de musique électronique, comme Gilb’R et I:Cube de Château Flight, ou Erik Rug. Il a aussi été l’un des premiers à vendre des disques de Âme en France, par exemple. Tout ça nous a permis de repérer certains artistes un peu avant tout le monde. Et il y a toujours eu une dimension affective autour de notre programmation, avec des artistes militants qui nous disaient ‘ok on vient vous filer un coup de main‘. C’est comme ça qu’on a réussi à avoir Mr. Scruff, Bonobo ou Alice Russell à des prix très sympas.”
Après treize années d’existence, Contre-Temps est devenu grand. “Pour la première édition, on était sur une jauge de 1500 personnes sur tout le festival, à base de petites soirées dans les bars essentiellement. Une dizaine de DJ’s européens, et une dizaine de locaux. C’était tout petit”, se remémore Nicolas. “Aujourd’hui, tout a été multiplié par dix, les budgets, l’affluence. Le virage a été pris il y a quatre ou cinq ans, quand on a tapé un grand coup sur la table des négociations avec la ville de Strasbourg, et que celle-ci a décidé de nous soutenir bien plus qu’auparavant.” Une étape décisive dans l’évolution du festival strasbourgeois, selon le trésorier de Contre-Temps, qui travaille à l’année dans une agence de publicité. “Depuis ce moment-là, on a pu prendre plus de risques, et faire venir des artistes comme Derrick May ou Carl Craig… et cette année Gilles Peterson et Octave One.”
Masterclass Ableton, au Shadok. (©Henri Vogt)
Et s’il fallait ne choisir qu’un mot pour qualifier ce festival qui s’écarte des sentiers battus ? “Je dirais polymorphe, choisit Nicolas. On propose des événements en extérieur, en intérieur, de petite taille, de grande taille, des master class, des conférences, des expositions, des animations…” Effectivement, il y en a pour tous les goûts. Les croisières, qui emmènent en bateau-mouche environ 70 personnes en compagne d’un DJ, rencontrent un succès inouï et les billets s’arrachent. Les après-midi, des master class Ableton sont proposées à des férus de composition sous l’œil attentif de Ben Vedren, résident de Concrete, la plus célèbre des péniches parisiennes. Les pelouses sonores, malheureusement reportées cette année à cause du (très) mauvais temps, ont rassemblé au parc de l’Orangerie près de 7 000 personnes en 2015.
Masterclass Ableton, au Shadok. (©Henri Vogt)
Tout ceci est le fruit d’un système de coproduction bien huilé, contribuant amplement au tissu socio-économique local ainsi qu’à l’identité de ce festival si particulier. Les bars, les commerces, les lieux sportifs et les salles communales permettent aux organisateurs, aux institutions et aux acteurs de l’économie locale d’ouvrir le champ des possibles et de nouer des liens forts. La Kulture, le Mudd, le Shadok (un espace du numérique appartenant à la ville), le Rafiot, le Fat Black Pussy Cat, Le Check Point, ou encore le théâtre national de Strasbourg (pour ne citer qu’eux) sont autant de lieux ayant accueilli les rassemblements du Contre-Temps, et ainsi participé à la promotion des musiques et des cultures électroniques.
Masterclass Ableton, au Shadok. (©Henri Vogt)
La claque de Gilles Peterson
Vendredi, impossible de louper Gilles Peterson. Nous faisons donc tout pour arriver un peu avant le coup d’envoi à 1h. Sur le chemin, on croise un couple de banquiers trentenaires dont la moitié féminine assure qu’elle n’aurait “raté ça pour rien au monde”, étant une “assidue de ses émissions de radio depuis bientôt une dizaine d’années”. Hum, tout ça ne nous vieillit pas. Saura-t-on autant qu’elle apprécier à sa juste valeur celui qui anime l’émission Worldwide sur la BBC depuis 1998 ?
© Jean-Baptiste Dorner
La soirée se déroule à Roc en Stock, une salle d’escalade en zone industrielle, à quelques minutes seulement du centre-ville. Un endroit atypique dont les voûtes arquées et parsemées de prises ont su taper dans l’œil des organisateurs dès l’année dernière. L’excellent mapping vidéo, fragmenté sur différents supports derrière la scène et réalisé par l’équipe d’AV Exciters avec qui Contre-Temps travaille depuis huit ans déjà, propulse immédiatement la soirée à un niveau supérieur. L’installation n’aura d’égal que la superbe décoration du bar, confectionnée par les soins d’Aurélie, une bénévole arrivée dans l’équipe il y a seulement trois ans.
À l’intérieur, la salle n’est pas bondée. Tant mieux, ça fait plus de place pour danser. Ce qui interpelle tout de suite, c’est la capacité du festival à rassembler plusieurs générations. “Il y a toujours eu un underground strasbourgeois”, tient à rappeler Nicolas. Certes, mais les jeunes et les vieux ne se mélangent que rarement dans la capitale européenne, et seules certaines soirées peuvent se vanter d’y parvenir.
© Jean-Baptiste Dorner
D’entrée, on nous prévient : “Gilles va arriver directement de l’aéroport pour son set, et doit attraper un vol demain à 7 h. Il va être crevé.” Et nous qui pensions pouvoir le croiser pour quelques questions… Qu’à cela ne tienne, le maestro arrive pile à l’heure. Premiers crépitements. “Mais bordel, c’est quoi ce son ?” À peu de choses près, ce sont les mots qui, deux heures durant, ricocheront d’une bouche à l’autre. Agrippés à nos Shazam, nous nous sentions d’un coup le devoir de récupérer le titre de chacun des tracks qui passaient alors sur les platines. Funk, rythmiques tribales, et house de superbe qualité se sont enchaînés à la perfection.
Le MC qui l’accompagne semble au début faire de la figuration. Mais à quelques reprises il vient poser sa voix sur des sons afrobeat, avec un rendu plutôt agréable. S’il n’a pas été indispensable à la prestation, il lui aura tout de même conféré un poil de profondeur. Les transitions sont parfaites, on change d’univers tous les deux morceaux, un régal. Le mix est évidemment réglé comme du papier à musique, et Gilles Peterson nous emmène même, le temps d’un track, sur un terrain drum’n’bass que tout le monde semble apprécier.
© Jean-Baptiste Dorner
Tout le monde ? Non ! Un parterre d’irréductibles mélomanes semble résister encore et toujours à la douce mélopée du DJ franco-suisse. “Je n’ai pas retrouvé ce soir le Gilles Peterson que je connais”, me répond un quadra au détour des toilettes. Ils seront quelques-uns ce soir-là à me tenir le même discours. Ne vous en déplaise, Mesdames, Messieurs, nous avons adoré. 3h02, fin du set. Ponctuel, le Gilles. Et comme prévu, il est vanné, direction l’hôtel. Dommage.
Le Lyonnais Nikitch vient de prendre le relai. Ses sons breakés ne sont pas forcément dans le même esprit, et la tranche la plus âgée du public, venue spécialement pour Gilles Peterson, déserte rapidement le dancefloor. Vers 4h30 ou 5 h (les bières ont brouillé la précision du souvenir), Stéphane, le programmateur de Contre-Temps, prend son quart derrière les platines et offre un set ultra travaillé dont on imagine qu’il a été peaufiné encore et encore en vue de cette occasion annuelle si spéciale. Déjà 7h ? Il est temps de rentrer.
©Jean-Baptiste Dorner
Au détour de l’Olympe
Pas le temps de chômer. Après quelques heures de sommeil, on s’autorise un détour par la villa quai Sturm, superbe bâtisse de la fin du XIXe où le collectif Mercure a décidé de poser ses platines le temps d’un gros après-midi. Baptisé Olympe, l’événement compte sur la venue de Lazare Hoche, et de plusieurs DJ’s de la scène locale venus prêter main forte. Les lumières du jour qui filtrent à travers les grandes baies vitrées permettent d’apprécier à leur juste valeur les différentes moulures et motifs de stuc qui ornent le plafond. Entouré de l’excellente et drôle équipe de sécurité du club La Kulture au centre-ville, l’après-midi s’annonce bien.
Sur place, nous croisons Robin Dupont, le président de Mercure. La fatigue se lit sur ses traits. Déjà en charge la veille d’une autre soirée organisée aux côtés du collectif Manufaktur, il avoue ne pas avoir dormi de la nuit. “Le type qui devait apporter le sound system Funktion One nous a planté à 2 h du matin. On a dû en trouver une de rechange en urgence”. Avec la tireuse à bières qui déconne, on sent pointer un léger sentiment de détresse chez le jeune DJ. “J’ai juste envie que ça se termine”.
Une heure plus tard, le monde commence à affluer, et les organisateurs se décrispent petit à petit… Sauf peut-être les corvéables derrière la buvette, toujours en proie aux soucis causés par la tireuse. Parmi les participants, certains semblent en passe de réussir le “grand chelem” des soirées du week-end, et affichent un visage un peu défraichi. Qu’importe, tous sont venus pour le son, et à 18h, quand Lazare Hoche prend le leadership des platines, la foule est compacte, prête à en découdre.
19h, il est temps pour nous de rejoindre l’équipe de Contre-Temps pour un très bref barbecue, histoire de reprendre quelques forces avant le rush du soir qui se profile à l’horizon. Surtout qu’avec le line-up annoncé, l’événement est déjà sold-out depuis belle lurette.
Octave One x Raoul K, le bouquet final
23h, les hostilités finales commencent. Olivier alias Big Oh, DJ résident du Rafiot, déroule une superbe sélecta devant les mélomanes les plus ponctuels, arrivés dès l’ouverture du complexe d’escalade. Entre pépites du Japonais Cro-Magnon et du Nigérian Fela Kuti, on oscille en afrobeat, funk, et jazz. Du lourd.
L’une des pépites jouées par Big Oh :
Aux premières loges, le nez devant les platines et les oreilles collées aux enceintes, quelqu’un lance des “ouais !” à tout bout de champ, alors que nous sommes au maximum une dizaine sur la piste. Ce personnage – qui aurait pu être le frère de Coluche par son apparence, et celui de Gilles Peterson par sa culture musicale – avait déjà titillé ma curiosité la veille. Si vous êtes Strasbourgeois, vous l’avez sûrement déjà croisé : Jean-Daniel, animateur de radio bénévole sur Radio Judaica, est une encyclopédie vivante. Pour lui qui suit le festival depuis 2010, il n’y a pas photo : “L’organisation est très bonne, et la programmation éclectique. Je vous invite d’ailleurs à consulter mes chroniques sur le sujet sur mon blog…” Nous n’en saurons pas plus.
©Henri Vogt
C’est au tour de Mr Raoul K de susurrer ses mélodies planantes. L’Ivoirien d’origine, expatrié en Allemagne, enchaîne parfaitement ses tracks comme s’il s’agissait d’un seul et même morceau, à tel point qu’il est souvent difficile de détecter la transition. Tantôt digger chevronné, tantôt DJ superstar, Mr Raoul K fait partie de ces inclassables slalomant entre pépites introuvables de son bac à vinyles et les derniers titres du top 10 Resident Advisor, sans jamais se poser la moindre question. Tout ce qui compte, c’est que son mix raconte une histoire, et le sien en illustre justement une très onirique.
© Henri Vogt
Il n’en fallait pas moins pour introduire le live d’Octave One – les deux frangins originaires de Detroit – sur un plateau doré. Ça cogne comme il faut, et, dans le public, un quinqua nous explique sa présence parmi les technophiles. “Je dois vous avouer que je suis plus venu pour le nom Contre-Temps, qui a su me faire découvrir des choses très sympas. J’ai préféré Mr Raoul K et je compte bientôt rentrer, mais cette musique n’est pas trop mal non plus.” Effectivement, le cadran affiche 4h30, et le set de l’Allemande Dana Ruh est sur le point de commencer. D’une couleur beaucoup plus minimaliste, la première demi-heure de sa performance est mentale, parfaite pour faire redescendre en douceur la courbe de cette soirée intense. Avant de laisser la fatigue nous intimer à prendre le chemin du coucher.
© Henri Vogt
Juste avant de prendre congé, Nicolas nous glisse : “Il existe une légende à propos de Jean-Daniel. S’il est présent à la soirée que tu organises, c’est qu’elle est bonne et que tout va bien se passer”. À la lumière des excellents moments passés de ces trois derniers jours, et alors que nous y avons systématiquement aperçu “J.D.”, il se pourrait bien que la légende dise vrai.
©Henri Vogt
© Henri Vogt