Article initialement publié dans le TRAX n°207 en décembre 2017.
Quand on parle classique, les clichés ont la peau dure. Certes, on a pu entendre Jeff Mills ou Carl Craig réinterpréter ces dernières années les intemporels The Bells ou Sandstorms aux côtés d’orchestres et d’ensembles chevronnés. Reste pourtant l’impression que seuls ceux ayant déjà laissé leur marque sur l’histoire, tels ces pionniers de Detroit, peuvent accéder au privilège de collaborer avec des musiciens classiques. Comme si cette rencontre ne pouvait survenir qu’au plus haut niveau, un couronnement de carrière. « Il arrive souvent que les groupes ou producteurs avec lesquels on travaille nous remercient de collaborer avec eux, rit Uèle Lamore. Mais non, merci à eux ! »
À l’entendre raconter ses premiers pas, les accords de guitare plaqués à 5 ans avec rapidement l’ambition de monter un groupe, la jeune femme n’a pas vraiment le profil type de la cheffe d’orchestre. Elle dirige pourtant aujourd’hui les 18 musiciens de l’Orchestre Orage, probablement le seul dont on peut lire qu’il prépare « du sale » sur sa page Facebook.
Jamais passée par la case conservatoire, Uèle quitte Paris après le bac pour étudier la composition et la guitare électrique au Musicians Institute d’Hollywood. Décrochant une bourse au prestigieux Berklee College of Music de Boston, c’est la nécessité de trouver quelqu’un pour diriger ses propres compositions qui l’entraîne dans cette voie. En dehors des cours, ses professeurs lui apprennent les bases et l’encouragent à en faire sa spécialité. Mais pas question de s’enfermer dans le répertoire classique.

La scène électronique en mode classique
À Amsterdam, elle partira étudier auprès de Jules Buckley et du Heritage Orchestra. Un mentor tout trouvé, puisque les fans de dance music se souviendront que le chef d’orchestre britannique dirigeait en 2015 la mythique Ibiza Prom de la BBC 1. Dans l’écrin du Royal Albert Hall, son ensemble livrait une reprise orchestrale grandiose des classiques de Frankie Knuckles, Derrick May, Fatboy Slim ou DJ Rolando.
Et puis, retour à Paname, « en mode kamikaze », à 23 ans. C’est jeune pour une cheffe d’orchestre ? Plutôt, si l’on compare à la tradition des armadas philharmoniques. Mais dans la petite jungle de la scène indé parisienne, ça n’étonne pas grand monde. Et c’est là qu’Uèle est en train de se forger une solide réputation à la tête de l’Orchestre Orage.
Renart et Agar Agar de Cracki Records, le beatmaker Persian Empire ou Grand Blanc de la maison Entreprise (Fishbach, Moodoïd) : autant de talents en vogue avec lesquels elle a travaillé cette année. Des réarrangements de leur répertoire à des compositions originales, l’Orchestre Orage est « totalement dévoué » à servir l’œuvre des artistes et se consacre exclusivement à la collaboration. « Quand tu étudies la composition et que tu comprends les limites de chaque section dans un orchestre, tu comprends comment l’utiliser dans la musique électronique… Et comment éviter que ça ne sonne comme une soupe néoclassique ! »
À l’écoute de ces performances, l’attention portée sur l’énergie des musiciens avec lesquels l’orchestre collabore est palpable. Pas question de noyer le son, c’est par touches précises que cordes, cuivres, vents et percussions font gagner en tension et en ampleur. Pour Uèle, l’orchestre fonctionne comme un Tetris : toujours modulable pour changer de forme, le bon son au bon moment.
Flying Lotus et les musiques perchées du Moyen Âge
Ce grand écart entre arrangements orchestraux et musiques actuelles, souvent électroniques, lui a ouvert les portes du Théâtre du Châtelet comme celles de la friche alternative La Station, en bordure de périph. Le centre FGO-Barbara, un lieu d’accompagnement pour les artistes indépendants, lui prête également un studio de répétition à l’année. « J’avais peur que ce soit très compliqué de mener ce projet, confie-t-elle. Mais le soutien a été immédiat, et ça vient beaucoup de la scène indépendante et de son public. Il y a une vraie solidarité. » Les institutions, elles, restent plus timides. L’Orchestre Orage à la Philharmonie, c’est le rêve, mais ce n’est pas pour tout de suite. Même si Uèle note un changement progressif de politique, illustré notamment par les concerts de Jeff Mills et Carl Craig dans le grand auditorium de l’édifice de La Villette.
« Je pense que notre génération vit une abolition des frontières en musique, avec la mondialisation et tout ça. » Elle en rit un peu, mais elle y croit. « Le rock, la pop, l’électronique, la chanson à textes, tout se mélange. On aura un terme pour ça dans quelques années. » Férue des hybridations musicales de Flying Lotus ou Kamasi Washington – avec lequel elle a déjà travaillé –, elle goûte tout autant à la musique « complètement perchée » du Moyen ge et au baroque.
En 2018, le public électronique a fait plus ample connaissance avec l’Orchestre Orage notamment grâce à sa collaboration avec l’artiste techno GËINST. La troupe d’Uèle Lamore planche aussi sur des projets avec la nouvelle génération de producteurs house, dont un live avec Mad Rey et Hugo LX prévu le 1er décembre prochain au Pan Piper, ou sur un versant plus hybride le duo soul électronique Kodäma. Et comme un orchestre complet coûte quand même bien plus cher à booker qu’un DJ, Uèle se démène aussi pour décrocher des financements institutionnels afin de s’aventurer au-delà de Paris, à Marseille ou Lyon. « On est très déterminés. Notre marque de fabrique, c’est d’être des fous furieux », conclut-elle, avec toujours ce grand sourire gouailleur qui nous convainc que ce ne sont pas des mots en l’air.