À Paris, les décors en papier de Thomas Demand jettent le trouble dans l’image

Écrit par Antonin Gratien
Le 16.02.2023, à 15h30
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Écrit par Antonin Gratien
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Pour sa première grande rétrospective hexagonale, l’« illusionniste » allemand livre une méditation soucieuse sur l’authenticité du réel. À travers la reconstitution spectaculaire, et en trompe-l’œil, de photographies de presse ou de panoramas naturels. Au Jeu de Paume, jusqu’au 28 mai 2023.

Méfiance. Aussi réalistes soient-elles, les piles de boîtes qui trônent dans le cliché Archive (1995) nous accueillant à l’orée de l’exposition Le bégaiement de l’histoire ne sont pas… des archives. À s’y pencher, on s’aperçoit qu’il s’agit de papier taillé, agencé, sculpté afin de créer une illusion presque parfaite. Tour de passe-passe d’une méticulosité d’orfèvre chapeauté par Thomas Demand, invité au Jeu de Paume pour y offrir une saisissante monographie déployée sur les deux étages de l’institution. Au total, ce sont une soixantaine de vidéos, installations et photos grands formats qui brouillent les frontières entre réel et fiction, vérité et simulacre.

La méthode fétiche de Thomas Demand est la reproduction pointilleuse de photographies sous forme de maquettes réalisées en atelier, avant d’être détruites. Cette démarche fonctionne comme une invitation à douter, toujours, de la valeur des documents qui défilent sous nos yeux, au rythme du déluge informationnel. Une nécessité criante, à l’ère de la manipulation massive des images. Et où l’ombre du fake n’est jamais loin.

Refuge II

Des univers de papier pour réinventer notre passé

Dans un premier segment thématique baptisé Histoires inquiétantes, l’exposition présente, au gré de salles immersives tapissées de papiers peints, des œuvres inspirées d’évènements récents. Il y a par exemple la série Refuge, qui documente à travers cinq photos la chambre cafardeuse qu’aurait occupé le lanceur d’alerte Edward Snowden après sa fuite de Russie. Plus loin, on trouve la recréation d’une passerelle aéroportuaire empruntée par Jean-Paul II lors de son passage à Berlin, post réunification de l’Allemagne. On reconnaît aussi, dans Control Room (2011), une salle de maintenance abritée par la centrale de Fukushima. Un espace dont les traits avaient été largement diffusés à travers la presse.

Control Room (2011)

De ces mises en scène se dégage une impression d’étrangeté. Notamment parce que toute présence humaine semble avoir été gommée pour laisser place au doute, distiller le soupçon : que regarde-t-on, au juste ? De fait, les interprétations pourraient a priori être multiples. Alors, pour que ces chambres, bureaux et salles de bain en apparence banals révèlent leurs secrets, il faudra jeter un œil aux cartels. Ces précieux outils de contextualisation permettront, par exemple, de déceler à travers l’intriguant amoncellement de documents présenté dans Folder (2017) la trace d’une conférence de presse durant laquelle Donald Trump s’était défendu (« documents » à l’appui, donc) de tout conflit d’intérêts durant son mandat présidentiel.

Combler les béances de l’Histoire 

Décès d’un politique allemand, discours belligène d’un homme d’État yougoslave, érection d’un autel populaire en hommage aux victimes d’une rave ayant viré au cauchemar… Autant d’évènements qui ne nous sont parvenus, bien souvent, qu’à travers l’intermédiaire médiatique. Et de manière parcellaire. Pour pallier ces lacunes (le fameux « bégaiement de l’histoire »), Thomas Demand – ni documentariste, ni photoreporter – explore plusieurs pistes. Le pas de côté humoristique, tout d’abord, avec la vidéo Pacific Sun (2012) qu’accueille une installation pensée comme un habitacle. Réalisée en slow motion, cette pièce réinterprète avec un accent burlesque les images de surveillance saisies sur un navire de croisière en proie aux vagues, vers les côtes néo-zélandaises, à travers la folle valse du mobilier reproduit.

Pacitic Sun, 2012

Autre voie pour esquiver le poids de l’énigme, jamais tout à fait soluble, des évènements historiques passés : l’exploration de l’intime. Avec sa série The Dailies débutée en 2008, Thomas Demand tourne le dos aux informations relayées par la presse pour s’orienter vers la reproduction d’images « de tous les jours », capturées au smartphone. Exit le fantôme des figures politiques d’avant ou des cataclysmes d’antan, place aux petits mystères du quotidien. Ici un post it danse au gré du vent, là une barrière se trouve curieusement affublée d’un… nœud pap’ . La problématique lancinante de l’éventuelle « falsification » des images est laissée en suspens, pour céder le pas à une contemplation placide. Loin, très loin, des drames évoqués en début de parcours. 

L’image : éternel suspecte ?

C’est aussi avec le regard de l’esthète, et non plus celui du détective, qu’on savoure les Model Studies. D’étonnantes photos de détails des ateliers du couturier Azzedine Alaïa, ainsi que de l’agence contemporaine d’architecture SANAA. Même logique délestée des gravités de la défiance, concernant la reproduction de l’atelier de Matisse. Ou encore Pond (2020), une mare de nénuphars rappelant immanquablement Les Nymphéas de Claude Monet. En somme, le sublime serait donc au-dessus de tout soupçon ? Pas sûr.

Avec Grotto (2006) et Clearing (2003), Thomas Demand a reconstitué, au terme d’un travail pharaonique, deux cadres idylliques. La première œuvre, qui a nécessité 36 tonnes de carton, représente une grotte en majesté. Tandis que la seconde figure une canopée dont la magnificence n’est pas sans évoquer l’Eden biblique. Problème : ces visions, si époustouflantes qu’elles en laissent d’abord béats, auront tôt fait devenir louches. Elles sonnent « faux », tout simplement.

Grotto (2006)

À travers ces splendeurs, on décèle la trace d’une idéalisation romantique de la nature. Ou bien le réflexe du trucage à coup de Photoshop et autres filtres, destiné à pomponner les « panoramas-spectacles » chéris d’Instagram. La preuve qu’une image n’est jamais « qu’une image ». Mais plutôt le vecteur souvent crypté, toujours à décoder, d’esthétiques, d’impératifs et de récits déterminés dans le temps. Une piste de réflexion qui sera filée à travers un cycle de rencontres littéraires accueillies au Jeu de Paume. L’occasion d’aborder sous un autre angle le fil rouge d’une exposition – et d’une institution –  positionnées en faveur d’un regard résolument critique vis-à-vis du statut de l’image. Seul garde-fou viable, sans doute, à ériger contre les mirages de la désinformation.

Le bégaiement de l’histoire, jusqu’au 28 mai 2023, au Jeu de Paume.

Rencontres littéraires dans l’exposition avec Maylis de Kerangal, Bruce Sterling, Ali Smith, Rachel Kushner, Jean-Philippe Toussaint, Alexander Kluge et Zadie Smith. Plus d’infos sur jeudepaume.org

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