Tic, tac, tic, tac. Il aura fallu l’attendre longtemps, le come back de Cyprien Gaillard dans l’Hexagone. L’artiste prodige auréolé de récompenses (prix Marcel Duchamp, Audi Talent…) s’était fait discret chez nous, depuis son départ à Berlin en 2009. À 42 ans, le voici de retour au Palais de Tokyo et Lafayette Anticipations dans sa ville natale, Paris, avec Humpty/Dumpty. Une exposition contemplative articulée, notamment, autour des mutations de la capitale. Installations monumentales, vidéos hypnotiques, polaroïds sous vitrines… Autant de médiums pour explorer, raconter, questionner l’inéluctable fuite du temps. Le cycle des renaissances, l’irréversibilité de la mort – et, bien sûr, les horizons accidentés de notre avenir environnemental.

Un parfum « pré-apocalyptique »
Curieux accueil. À l’orée d’Humpty, le premier chapitre de l’exposition localisé au Palais de Tokyo, gisent, comme blessés, les sacs qui composent Love Locks. Il suffira de s’en approcher pour y découvrir un amas de cadenas et deviner aux « Jack + Sheila », « A.A <3 » et autres « Iris & Sean Forever » qu’il s’agit des célèbres verrous plébiscités par les touristes, pour « sceller » leur amour sur les ponts de Paris. Réduits en amalgame de ferraille à la couleur rouille, ces souvenirs font l’effet de vestiges d’une ère révolue. Manière de rappeler dès le début du parcours qu’en matière d’idylles comme en tout, rien n’est tissé d’éternité.
Même message, mais décliné sous une différente forme avec Gargouilles crachant du plomb. Dans une salle où la logique de la linéarité temporelle n’a visiblement plus cours, apparaissent en ordre non-chronologique des sculptures parsemées de fossiles préhistoriques, plusieurs pièces contemporaines et des gargouilles, donc, en pleine voltige. De ces gueules diaboliques taillées au XIX qui veillaient autrefois sur la cathédrale de Reims jaillissent des coulées de plomb, conséquences d’un embrasement provoqué par les bombardements allemands de 1914. À l’évocation de l’accident, impossible de ne pas avoir en tête l’incendie de Notre-Dame de Paris en 2019. La preuve par le ravage des flammes (ou des munitions) que, oui, comme le rappelait gravement Valéry, nos civilisations sont « mortelles ».

La sentence ne s’applique d’ailleurs pas qu’à l’humanité et ses arts. C’est la vie elle-même qui risque de s’éteindre. Dans la vidéo Ocean II Ocean, des créatures sous-marines s’aventurent – non sans péril – dans un wagon de métro. Ailleurs, les polaroïds de Cyprien illustrent l’acrobatique cohabitation entre intérieurs urbains et règne végétal. Enfin Nautilus Dub, cette coquille de nautilus encastrée dans un mur signale, par son apparence délicate, fragile, que l’espèce, connue pour n’avoir presque pas évolué en 400 millions d’années, est aujourd’hui menacée par la pêche intensive.

Après tout, nous sommes dans la 6e extinction de masse. Les perruches à collier qui s’envolent à travers les grattes-ciel d’une métropole allemande dans la saisissante vidéo panoptique Formation pourraient bien, elles aussi, disparaître d’ici peu. Et ce n’est pas le geste protecteur tragique – animal, presque – de cette mère enlaçant ses enfants dans la sculpture Mutter Mit Zwei Kindern de Käthe Kollwitz, l’une des artistes invitées, qui pourrait l’empêcher.

Le rêve des vies retrouvées
Tout serait donc voué au néant ? Pas tout à fait. Un peu plus loin, une silhouette numérique bariolée se replie sur elle-même dans une contorsion rageuse avant de se déployer, encore et encore. Cette folle danse d’un hologramme reprenant les traits monstrueux de L’Ange du Foyer peint par Max Ernst en 1937, le suggère : l’existant est sujet aux métamorphoses cycliques. Formation, désorganisation puis à nouveau – quoique sous une forme différente, peut-être -, formation.
Démonstration en règle avec la pièce de clôture du Palais de Tokyo : Constat d’État. Cette vidéo (qui est aussi l’œuvre d’ouverture d’Humpty, à Lafayette Anticipations) montre Le Défenseur du Temps. Une horloge à automate installée au quartier décrié de l’Horloge en 1979, à Paris, et tombée en panne en 2003. Les images diffusées montrent la léthargie de cette pièce massive dont le sommeil est (enfin?) dérangé par les préparatifs de l’entreprise Prêtre et Fils en vue de son démantèlement. Et de sa remise en état.
Une initiative chapeautée par Cyprien Gaillard, qui surprend par sa posture de défenseur du patrimoine après s’être fait connaître à travers un travail de land art présentant, souvent, des paysages vandalisés. Faut-il voir dans cette nouvelle approche flirtant avec l’archéologie des assagissements rêveurs, un regard nostalgique dans le rétro’ ? Une fascination idéalisée pour « l’avant » ? « Pas du tout », recadre Rebecca Lamarche-Vadel, commissaire de l’exposition et directrice artistique de Lafayette Anticipations. « Cyprien ne cherche pas à romantiser le passé. Il se positionne simplement comme le témoin attentif des stratifications du temps ». En organisant par exemple la restauration d’une installation symbolique, dont on peut voir l’éblouissant résultat sur les trois étages de l’institution.

Débarrassé de la souillure qu’avaient laissée les pigeons, poli, de nouveau fonctionnel, le Défenseur revient d’outre-tombe en triomphe. La musculature apparente, le bras armé d’un glaive. Sur fond de remix des hits de 2003, l’automate se déclenche ponctuellement pour animer une bataille menée par le Défenseur contre un crabe, un coq et un dragon. Lequel bestiaire pourrait bien représenter les funestes ravages des années contre lesquels ce champion guerroie « ad aeternam ». Entreprise donquichottesque, aussi vaine qu’audacieuse puisque, à la fin, c’est toujours le temps qui l’emporte. Voilà l’amère leçon inculquée par L’Irrestaurable. Un portrait de Gaël Foucher, proche ami de Cyprien Gaillard disparut en 2013, que ni l’ingéniosité technique ni les exploits du Défenseur ne pourront ramener à la vie. On ne pipe pas les dés avec la mort.
Ailleurs, Frise 1 fait défiler des images liées au grand chantier de restauration des bijoux architecturaux parisiens (Concorde, Grand Palais…), en prévision des JO 2024. Mais à quel prix engager ces missions « lifting » ? La débauche de dizaines de millions d’euros par l’État dédiée à faire de la capitale une vitrine (quasi) flambant neuve aurait pu être investie vers l’avenir.
Dans la création d’espaces verts. L’optimisation de l’isolation, l’ouverture de pistes cyclables. Des initiatives éco-responsables de bon sens, à l’heure d’une crise climatique sans précédent pour l’humanité. Et ce n’est pas le bilan de la COP27, jugé plus que « mitigé » par les associations environnementales qui nous rassurera. Le parcours à contre-temps d’Humpty/Dumpty l’entonne comme un refrain soucieux : certaines choses ne peuvent pas être réparer. À nous d’en tirer les conséquences. Tic, tac, tic, tac…
Humpty/Dumpty, jusqu’au 8 janvier 2023. À Lafayette Anticipations, et au Palais de Tokyo.