À Londres, le nouveau sursaut du grime

Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Simon Wheatley
Le 18.12.2015, à 16h19
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©Simon Wheatley
Écrit par Trax Magazine
Photo de couverture : ©Simon Wheatley
Depuis le punk, aucun autre mouvement que le grime, cette espèce de hip-­hop énervé à 140 BPM, ne s’est autant incrusté dans l’histoire culturelle de l’Angleterre. Dans les années 2000, le paysage musical londonien, essentiellement dominé par le UK garage, s’est fait décaper par l’arrivée du grime : la jeunesse des cités, bercée par la violence et le trafic de drogues, pauvre et délaissée par les pouvoirs publics, rejetée à l’entrée des clubs, s’y est retrouvée d’emblée.Article paru dans TRAX#187 (Roots Manuva, novembre 2015), par Andrei Dumitru

Le grime est une réaction au UK garage en même temps qu’une réponse au hip­-hop américain. Une filiation même. Le grime est une sorte de cousin sauvage du hip­-hop : même violence dans les textes, mêmes allusions sexuelles et mêmes fixations sur les démêlés avec la police, mais avec des éléments musicaux made in UK, un son électronique, minimaliste et volontairement sale. D’un point de vue sociologique, le grime se perçoit comme le reflet du contraste entre les promesses matérialistes d’un gouvernement conservateur et la dure réalité sociale de l’Angleterre d’en bas.

Revendicatif et percutant, bruitiste dans ses sonorités et violent dans ses textes, le grime est vite adopté du nord de Londres à sa banlieue sud. L’esprit DIY (do it yourself) du punk est présent, de même que les résonances agressives du garage ; s’y ajoutent désormais des influences jungle et dancehall. Bricolé à mille lieues du confort de l’industrie musicale, à base de logiciels piratés, dans des caves ou greniers improvisés en studios, le grime déploie sa toile via les radios pirates et quelques magasins de disques ou sur les forums du Web, et s’impose, dès 2004, comme une scène musicale alternative à part entière doublée d’une culture urbaine possédant ses propres codes vestimentaires.



Sans le vouloir, le grime refaçonne le visage de l’Angleterre, jusqu’à sa langue. Un ravalement de façade à l’image de l’architecture urbaine de ses origines, non pas les classieux immeubles victoriens mais les énormes blocs d’immeubles à l’inspiration vaguement futuriste, labyrinthes de graffitis, d’urine et de deals en tout genre. Considéré comme the next big thing depuis ses origines, le grime est d’abord méprisé par l’industrie musicale – pas assez vendeur car trop underground – et considéré avec méfiance par les médias et le grand public, qui, par un raccourci bien commun, l’assimilent à la violence. Les pouvoirs publics le censurent autant que possible ; le mouvement tombe peu à peu en désuétude, jusqu’à quasiment disparaître vers 2011. Mais depuis deux trois ans, le grime fait un retour en grâce.

Des ghettos bourges aux banlieues crasses, anciens quartiers industriels périphériques en déclin, nous avons passé une semaine en immersion en compagnie du crew prodige de la nouvelle génération du grime, The Square. Éprouver le quotidien, ressentir les atmosphères, croiser des visages, écumer des quartiers, sentir la réalité. Ce sera notre façon de décrypter ce style typiquement anglais, qui gagne du terrain outre-­Atlantique et commence sérieusement à faire parler de lui en France, en témoigne le show bouillant de Skepta en mai dernier au Social Club.

“Pas de Rolex ni de Maserati, pas de filles ni de pectoraux sortis. A l’origine, le grime n’était pas bling-bling, c’était un mouvement contestataire”



Septembre. Un froid piquant, un soleil franc. Welcome to St Pancras Station. Notre guide pour pénétrer ce qu’il reste de l’underground grime se nomme Simon Wheatley. L’auteur de Don’t Call Me Urban! The Time of Grime (l’un des seuls, sinon le plus pertinent, ouvrage de témoignages sur les racines du grime) nous a ouvert les portes de ces grime-­zones dissimulées dans la capitale anglaise. Photographe expérimenté et pilier de l’underground, il a passé plus d’une décennie (de 1998 à 2010) à crapahuter dans les ghettos de Londres, comme le fameux Bow, là où l’on aurait pu croiser il y a douze ans Wiley, Dizzee Rascal, Tinchy Stryder ou encore Tinie Tempah, avant leur montée dans les charts et dans les hautes sphères.

Les artistes underground d’hier, minés par l’insécurité financière, se sont laissés avaler par l’industrie de l’entertainment et gagner par des sonorités pop-­friendly qui ont écrasé les sons minimalistes et froids des années 2001­-2003. Quelques irréductibles ont poursuivi la voie de l’indépendance : c’est le cas de Skepta et sa clique, qui compensaient l’argent des majors en vendant de la dope ou des t-­shirts. À la guerre comme à la guerre. Les premiers collectifs, Roll Deep, Nasty Crew (Jammer, D Double E, Ghetts) et Meridian Crew (Skepta et son frère JME), allaient se révéler pérennes. Entre 2003 et 2005, le collectif Ruff Sqwad s’impose et inverse les tendances : il développe des instrumentaux amples, élaborés et mélodieux, les synthés et claviers font leur apparition aux côtés des boîtes à rythme. Le “Functions on The Low” du DJ XTC en est peut-­être l’exemple plus radieux.



Le point de départ de l’aventure se passera au Red Bull Studios, à Islington, pour la soirée Future Underground. Nous voilà donc au Collins Music Hall, un ancien théâtre hexagonal refait à neuf. En tête d’affiche, la crème de la nouvelle scène londonienne, venue sur l’invitation du monument Skepta. DJ Logan Sama, le plus respecté des grimeux, lance les hostilités. Ancien résident sur Rinse FM et Kiss FM, lauréat de sept Grime Awards, à l’origine d’à peu près toutes les bonnes soirées du genre à Londres, Logan EST le grime. Avec lui, Giggs, figure emblématique de la scène actuelle, un peu plus insaisissable, navigant entre grime et hip-hop. En 2008, son incisif chef­-d’œuvre, “Talkin’ Da Hardest”, est sorti alors que le mouvement était en pleine débandade. Stormzy, MC redouté du sud de Londres, raconte : « Tous les jeunes avaient envie d’être des rappeurs plus que des MCs grime. Je me suis formé en autodidacte et suis devenu MC tout seul, je me suis adapté aux beats. »

Logan commence son set avec des morceaux bien rodés issus des charts anglais (“One Two Drinks” de Meridian Dan ou “Take Time” de Novelist et Mumdance) puis enchaîne sur du old school avec Kano et P’s and Q’s, Dizzee Rascal (“Creeper”) Skepta (“21 Seconds”). L’assemblée chauffée à blanc, il balance des morceaux de JME avant de céder la place à Skepta, clairement l’attraction de la soirée, qui ne se privera pas de ravitailler le public en classiques : “That’s Not Me”, “Same Shit, Different Day”, “Nasty”, “Shutdown”. Dans la foule, Novelist et The Square lèvent les bras en l’air. On croise également Hattie Collins, journaliste qui a interviewé A$AP Rocky et Skepta pour Red Bull, et accessoirement directrice du très en vue i­-D Magazine. i-­D a beaucoup œuvré pour la popularisation du mouvement, via ses reportages et événements divers en soulignant l’image cool du grime pour le faire devenir ce qu’il est aujourd’hui. Elle me parle du rôle essentiel qu’ont eu les créateurs de mode dans la coolisation du grime auprès du grand public.



Depuis son croisement avec la trap (au grand regret des puristes) début 2010, puis le récent positionnement de Kanye West et Drake dans la zone grimey, le risque de sombrer dans le commercial est grand pour le grime et son dress code. Le designer londonien Nasir Mazhar lui a ouvert les portes, sollicitant Skepta, Jammer, D Double E et Novelist pour représenter sa collection PE15, entièrement inspirée du grime. Un beau coup de projecteur, qui a permis à la superficialité de s’infiltrer dans un milieu pourtant très éloigné de l’esprit bling­bling à l’origine. « Si tu regardes la couverture de l’album de Dizzee Rascal, Boy In Da Corner, sorti en 2003, il est juste habillé en survêt noir, avec des Nike noires, rappelle Hattie Collins. Pas de Rolex ni de Maserati, pas de filles ni de pectoraux sortis. Le grime n’était pas bling-bling, c’était un mouvement contestataire. Tous les vêtements interdits par le garage ont été remis au goût du jour avec le grime. En même temps, mieux vaut se sentir bien dans ses fringues quand on va en rave. La tenue de sport est un peu la panoplie idéale. Pareil, dans le clip de “Shutdown” de Skepta, tu vois qu’il est habillé en noir, les autres en blanc. Simple mais imposant, rien d’ostentatoire. »

Bien plus tard, on quitte les studios Red Bull pour gagner les quartiers Est et une deuxième partie de soirée moins mondaine. Nous voilà donc à deux pas de Bow, ce quartier qui a vu naître le grime il y a de ça une quinzaine d’années. En hôte qui se respecte, Simon me prépare un thé, autour duquel vogueront nos discussions sur son bouquin et la réalisation d’un documentaire sur la nouvelle génération grime, avec un gros plan sur le jeune collectif de Lewisham, The Square, seul regain de vitalité des années 2011­-2012, quand le grime commençait à perdre de son souffle. Un coup de pied dans la fourmilière par un crew de gamins à peine majeurs…

La relève, représentée par quatre gamins de 15 ans (DeeJillz, Elf Kid, Novelist et Lolingo) à l’époque en 2012 et désormais par une bonne dizaine de MCs, est menée par Novelist, qui s’est vite affirmé dans le milieu. Le MC a décroché les passages sur les radios (pirates), solidifié le réseau, passant même dans Grime Mums, une émission de Radio 1 consacrée au rôle des mères dans la carrière des MCs. Il a aussi sorti des compiles et endossé la casquette de producteur pour “Sniper”, single instrumental très bien reçu dans le milieu. Surfant sur la hype, The Square a signé en août 2014 un premier EP, The Formula, mélange de solos et d’instrumentaux, qui a rencontré un franc succès et reçu un bon accueil de la presse. Un premier album est en préparation, à paraître en 2016.

grime uk

La recette de leur succès ? Arrivé à point nommé au moment où l’originalité et l’inspiration du grime s’essoufflaient sérieusement, The Square a su imposer un retour aux sources tout en simplicité, assénant néanmoins un vrai coup de neuf instrumental, notamment par l’influence des musiques de jeux vidéo, et en se dotant de messages plus jeunes et assez banals en somme (les filles, l’école, les amis) mais authentiques. Peter Todd, alias DJ Magic, manager de The Square et tête pensante de No Hats No Hoods Records, analyse leur réussite : « Je les ai connus en 2013, via Novelist. À l’époque, le grime commençait à manquer d’originalité et je trouvais que ces gosses avaient vraiment du potentiel ! C’était du grime à l’ancienne mais revu, frais, avec un message qui sortait du lot. Pour moi, ces gamins allaient réussir tout en préservant le vrai esprit du grime. »

Sur le chemin de Lewisham, dans le sud de Londres, Simon me prévient qu’il faudra être vigilant : l’esprit du ghetto y rôde encore, tel un fantôme tenace des années sombres de la banlieue londonienne. Lolingo, DJ et producteur du collectif, confirmera un peu plus tard : « La vie ici est encore dure, j’ai un ami qui s’est fait tuer la semaine dernière de l’autre côté de Lewisham. Si nos instrus ont ce côté sombre, c’est parce qu’on vit entourés d’histoires de crimes depuis qu’on est tout petits. Ça vient de là. » Le quartier est considéré comme un des endroits les plus dangereux du pays, avec un taux de criminalité deux fois supérieur à la moyenne nationale. « Je veux me barrer d’ici, c’est pour ça que je vais à la fac, poursuit Lolingo. Ça fait peu de temps que je fais de la musique, alors je préfère étudier pour assurer mes arrières au cas où ça ne marcherait plus, pour avoir un vrai boulot. Regarde, Hilts est sorti du crew pour se consacrer à ses études. Faut pas se voiler la face, le grime a longtemps été financé par le deal de weed. Enfin, il ne faut pas se décourager non plus. » Lolingo compose parfois pour d’autres MCs, notamment Dizzee Rascal, et l’entourage de Skepta, mais aussi pour des marques comme Converse. Celui a découvert le grime via les chaînes MTV et Channel U a des ambitions : « Ce passe-temps est devenu une passion. Dans l’idéal, j’aimerais pouvoir en vivre. »



“A l’époque, le grime commençait à manquer d’originalité et je trouvais que ces gosses avaient vraiment du potentiel ! Pour moi, The Square allait réussir tout en préservant le vrai esprit du grime”



C’est aussi l’un des objectifs de DeeJillz, MC de The Square d’à peine 19 ans, qu’on retrouve dans dans un HLM proche de la gare. Entendus avant d’être vus, on nous fait savoir qu’on peut toquer. C’est sa mère souriante qui nous ouvre, visiblement touchée de l’intérêt qu’on porte à son fils, devenu le MC alpha du crew depuis le départ soudain de Novelist il y a deux mois, annoncé par un tweet dans lequel il expliquait ne plus supporter de « porter la carrière des autres ». Un geste plutôt maladroit, au vu de la nature de leur relation, avant toute amicale. Ce qui questionne les limites du business. « C’est mieux comme ça, nuance Lolingo. De toute façon, Nov n’était plus vraiment dans le groupe depuis quelque temps. » Pour Peter Todd, « Novelist est un cas particulier. Le gars sait exactement ce qu’il fait et où il va. Il n’a pas besoin d’une équipe de RP derrière lui, il est juste apparu au bon moment avec les bonnes personnes, et ça a marché. »

Son pote Syder arrive, avec son cortège de lascars en attente des hamburgers qu’ils ont commandés au Paki qui fait l’angle. Le fameux Lewishan McDeez, titre de l’un de leurs morceaux. Syder sort son téléphone et envoie un son. DeeJillz, le doyen du groupe, se met à rapper, les autres le suivent. Les passants poursuivent leur chemin sans sourciller, ici, rapper est naturel. Leur rencontre ? « On avait commencé à quatre, moi je connaissais ElfKid, et Syder était pote avec Lolingo. Novelist était déjà connu dans Lewisham et je voulais le rencontrer. Un de mes cousins qui était pote avec lui nous avait présenté à une soirée. Puis on a rencontré d’autres gens. On aimait tous le grime, ça s’est produit naturellement. »



Un coup de fil de la mère de DeeJillz écourte le freestyle, il doit rentrer. Dans ces familles monoparentales, la mère est une figure essentielle, c’est elle qu’il s’agit d’impressionner. Direction l’appart de Syder. Il rappe en marchant. Le grime, c’est ce qu’il sait faire de mieux. On se met à parler de leur succès, du Sonar, de leurs tournées à l’étranger. Tellement fier d’avoir joué à la Milan Fashion Week ! À treize dans le collectif, tout le monde ne se déplace pas à chaque fois. Il dit qu’il aime l’argent. Normal, en avoir est une des meilleures façons de s’imposer dans ce milieu (comme dans quelques autres). La plupart des MCs vendaient de la weed. Faire rentrer les billets, pour vivre déjà, puis goûter à la vie de luxe idéalement. Aller en taule est une étape qu’on revendique. Simon y va de son anecdote : un jour, alors qu’il suivait des MCs, quelques Blacks l’ont pris à partie : « Yo, tu as fait de la taule toi ? » « Non ? Bah tu ne peux pas rester ici. »

Simon reçoit un appel de Streema, un des MCs du crew, qui lui propose de passer du côté de Shoreditch, chez Radio Radar, une radio locale qui va diffuser une émission de grime. Sur place, au deuxième étage, se trouvent deux petites salles avec des MCs en plein exercice. Sur le panneau des ordres de passage des artistes, beaucoup de noms inconnus qui tentent de sortir de l’anonymat. Dans le studio, l’ambiance est carrément survoltée. Une dizaine de gars, de lourdes vapeurs de weed, des bières, le mic qui passe de main en main, des rappeurs qui mixent lyrics perso et refrain classiques avec un débit hallucinant sur des beats entre garage et jungle. Des jeunes qui poussent, des beats qui s’hybrident, pas de doute, le grime est un mouvement bien vivant.

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