Le bruit d’une pluie tropicale soudaine et drue couvre quasiment les tracks de house qui s‘échappent de la petite enceinte posée sous un préau en tôle du centre de Saint Gilles. C‘est ici, sur la côte ouest de La Réunion, que s’entraîne Johan Piémont (alias Luna Ninja) avec In Motion Crew, première troupe de danse de l’île à inclure le voguing et le waacking dans ses pas. « Quand j‘étais petit, je regardais mes sœurs danser. Je les imitais en cachette mais j‘avais un peu honte… Puis, ado, je regardais des vidéos de voguing sur internet, j‘imitais encore. In Motion Crew s‘est constitué il y a une quinzaine d‘année, on avait 10-12 ans et on était déjà queer sans le savoir », résume-t-il tout sourire. Ce samedi, le crew prépare une chorégraphie qui servira de clip au prochain morceau de Maya Kamaty, chanteuse réunionnaise et soutien des premiers événements LGBT+ de l‘île. Avant elle, Aurus avait aussi réuni en septembre dernier, dans son clip “Kuhu”, la fine fleur queer de l’île, qui y enchaîne les figures de voguing sur un rap créole à l‘instru tribale et électronique.
Lorsqu‘il quitte la Réunion après le lycée, Johan se découvre une communauté dans la pratique du voguing, et rejoint en 2016 la prestigieuse House of Ninja, l’une des « major houses » de la ballroom scene européenne. C‘est ainsi que naît son alter ego, Luna Ninja. « Je pensais être un homme cis, mais j’étais un peu mal dans ma peau. Johan, c’est le mec timide, parfois moqué parce qu’efféminé, noir et gros. Luna, c’est la diva qui ne demandait qu’à faire son coming-out. Et c’est grâce à la danse que j‘ai pu m’affirmer et casser les barrières ! », célèbre-t-il. Après avoir fait ses armes sur les catwalks des capitales européennes, Johan fait demi-tour pour retrouver son île. Lui vient alors l’idée, il y a un an, d‘organiser les premiers stages de voguing de La Réunion. Tous très vite complets. « L’histoire du voguing, créé par les minorités noir-américaines gay, trouve écho dans nos créolités », explique-t-il.
Quelques mois après les premiers cours, Johan crée, le 31 octobre 2021, la première house de l‘île, justement dédiée à l‘imaginaire créole : la Kiki House of Laveau. Marie Laveau, créole francophone née en Louisiane au début du XIXe siècle, a laissé derrière elle un personnage inquiétant, mythique et mystérieux. Surnommée « la grande prêtresse vaudou », elle a notamment inspiré une saison d’American Horror Stories… et cette première Kiki House réunionnaise. « Les kiki houses permettent une pratique du voguing moins compétitive : “Let‘s have a kiki”, ça veut dire amusons-nous », complète Johan Piémont, qui profite de ses cours pour transmettre le sens culturel et historique du voguing aux participants.
« La LGBTphobie sur l’île est aussi une résultante de notre passé colonial »
À peine un mois plus tard, le premier ball de l’île est, lui aussi, un franc succès. Lors du « Live in Colors miniball », les performances s’enchaînent sous une pluie de paillettes et d’applaudissements. Sur le fauteuil du jury, Brandon Gercera. Artiste plasticienne, chercheur décolonial queer et non-binaire, iel fait partie des figures de proue du mouvement LGBT sur l’île. Aussi membre de la Kiki House of Laveau, iel propose à Luna de faire monter sur scène les danseuses et danseurs de ses cours pour ce premier ballroom, dans le cadre d’une semaine artistique et militante organisée par son association Requeer. « J’ai crée Requeer il y a deux ans avec dans l’idée de réparer nos imaginaires traumatisés par l’homophobie, la transphobie et le colonialisme, en passant par une démarche artistique. Je crois fermement que la culture est un outil de résistance », développe Brandon.
Pour Brandon Gercera, la longue absence de représentation queer sur l’île, la « difficulté à faire communauté » venaient notamment d’un manque de liens entre cultures LGBT et culture créole. Des liens qu’iel s’affaire à tisser : lors de la première marche des fiertés, c’est par un discours en langue créole qu’on l’entend ouvrir le bal. « La LGBTphobie sur l’île est aussi une résultante de notre passé colonial. Mais par l’art, on peut soigner notre imaginaire, retourner le stigmate pour qu’il devienne fierté, refuser communément les catégorisations raciales et genrées qui appellent à la domination et à la discrimination », résume Brandon.
« On est en train de devenir les modèles que nous aurions voulu avoir »
Entre deux pas de danse, Brandon et Johan tracent des ponts du voguing au Maloya, la musique et danse traditionnelle de La Réunion, inventée par les esclaves dans les exploitations de canne à sucre : « Ces deux danses sont des mouvements issues de minorités pour résister à l’oppression », résume Brandon. Au travers de la Kiki House of Laveau, ils dessinent, au sein du voguing, une esthétique créole célébrant leurs ancêtres, versant un shot de rhum à ces derniers lors d’une prestation, mettant à l’honneur, au travers des costumes et mises en scène, les légendes et sorcelleries d’antan. L’objectif est double : « Permettre aux jeunes LGBT d’ici d’accéder à la culture voguing sans avoir à s’expatrier pour être fiers de leurs corps et de leurs identités, et donner à voir au reste du monde ce dont on est capable, ce que notre diversité a de puissante et de magnifique », explique Johan. Et déjà, les « children » de la Kiki House of Laveau brillent par leurs passages dans les capitales européennes : un chapter a eu lieu à Madrid, un autre à Londres, un à Berlin…
L‘arrivée du voguing sur la scène locale est loin d’être anecdotique. Pour preuve, le nombre sans cesse grandissant d’initiatives. Là où lorsqu’après le lycée, Johan quittait l’île « notamment à cause d‘un manque de modèles, de représentations queer », dix ans plus tard, pas un mois ne passe sans l’annonce d’un événement artistique à l’initiative de la communauté LGBT locale. Et il s’agit d’une des (rares) conséquences positives de la pandémie mondiale qui bouscule nos vies depuis bientôt deux ans : « Avec les confinements et ce que cela a fait à notre santé mentale, on est nombreuses et nombreux à être rentrés sur notre île… et à ne pas en être repartis. Première marche des fiertés en mai, premier ballroom en décembre : on est en train de devenir les modèles que nous aurions voulu avoir », témoigne Johan, les yeux brillants d’émotion. Et ce n’est que le début. Un prochain ballroom se prépare déjà sur cette petite île de l’océan indien, pour la prochaine marche des fiertés au mois de mai, glissent les deux acolytes.