Cet article est initialement paru dans le numéro 232 de Trax Magazine, toujours disponible sur le store en ligne.
Passionnée par la musique latine et par la culture des sound systems, c’est avec une curiosité intarissable que la photographe suisse Mirjam Wirz a dédié une dizaine d’années à l’étude des sonidos. En 2010, elle part au Mexique dans l’idée de capter l’essence de la musique la plus populaire du pays, la cumbia. Très vite, elle comprend que cette culture est indissociable de celle de ces sound systems itinérants de Mexico et de sa banlieue. Installations mobiles, très souvent artisanales, diffusant des disques de cumbia, salsa ou guaracha dans les rues, les sonidos constituent un véritable mouvement culturel et musical remontant aux années 1950.
Même les pires criminels respectent les sonideros.
Mirjam Wirz

« C’est un univers que j’aimais beaucoup. D’un côté la cumbia, de l’autre les sound systems que je connaissais bien », explique-t-elle. « Je me suis toujours intéressée à la manière d’organiser des fêtes dans la rue. Là, les deux mondes se croisaient et c’était parfait. » Fascinée, Mirjam intègre peu à peu le milieu musical et événementiel local. Elle croise notamment la route de José Ortega, alias Morelos, personnage clé de la scène mexicaine, puisqu’il fut l’un des initiateurs du mouvement. Grâce à lui, elle rencontre toute la fine fleur des sonideros de Mexico, les DJs propriétaires et bien souvent constructeurs des sound systems, qui lui content la genèse du phénomène et l’emmènent aux soirées qu’ils organisent. « Elles se font loin du centre, dans des quartiers parfois dangereux où je ne pouvais pas toujours aller seule », raconte la photographe. « Souvent, le sonidero annonçait ma présence au public, et leur disait que j’étais là pour prendre des photos. C’était déstabilisant, mais j’ai réalisé que ça me protégeait, parce qu’aux yeux du public, j’étais liée au DJ. Même les pires criminels respectent les sonideros. »
Ainsi privilégiée, Mirjam capture l’essence des fêtes auxquelles elle assiste et photographie danseurs, DJs ou musiciens. Mais son attention se porte spécialement sur les sonidos eux-mêmes. « J’ai toujours aimé l’esthétique et la composition des sound systems. Ce sont des sculptures de la rue. Avant le début des événements, je me rends toujours sur place pour prendre en photo les installations dans la rue, sans personne autour. » Son livre Sonidos rassemble justement les clichés présentant ces éléments isolés de leur contexte, structures brutes et imposantes à la construction plus ou moins compliquée, plus ou moins massive. « Les sonideros n’ont généralement pas beaucoup d’argent, donc ils construisent leur sound system eux-mêmes. Ils commencent petit et, avec le temps, ils rajoutent des éléments, ça grandit », détaille Mirjam. Cette série de photos expose ainsi toute la versatilité de ces installations artisanales, uniques, spéciales.

Elle permet aussi, en creux, de rendre compte de l’évolution du mouvement, toujours actif aujourd’hui, mais évidemment transformé par le temps et la technologie. « Jusque dans les années 1990, le plus important était la musique », rembobine la photographe. « Les sonideros cherchaient à se procurer des disques qu’ils seraient les seuls à jouer. Mais avec la digitalisation, ça a changé. Désormais la taille du sound system est presque plus importante que la musique. » Autre changement important : depuis une quinzaine d’années, les DJs s’emparent du micro pour y dire les fameuses « salutations », ces petits messages de respect ou d’amour destinés à un membre du public, glissés au sonidero pour qu’il les lise à tout le monde. « Avant, ils ne faisaient qu’annoncer les morceaux, puis ils se sont mis à lire les salutations que le public leur faisait passer. Toutes les soirées sont enregistrées sur CD et DVD, alors les gens veulent à tout prix être sur l’enregistrement de leur sound system préféré. Aujourd’hui les sonideros ne s’arrêtent pas de lire des messages au micro, c’est sans fin. »
L’endroit pour un sound system, ça a toujours été la rue.
Mirjam Wirz
S’il existe encore des sonideros de 70 ou 80 ans, une jeune génération de DJs s’est emparée du flambeau et continue de faire danser les rues des banlieues de Mexico, toutes générations confondues, en intégrant parfois un peu de musique électronique à la cumbia traditionnelle. « Ce mouvement n’est pas une culture de jeunes, mais c’est la culture des quartiers et elle reste très populaire. Tout le monde aime la cumbia et vient danser, c’est très mélangé », décrit Mirjam. « Ils jouent presque la même musique, ce sont les mêmes chansons qu’écoutaient leurs grands-parents, dans les mêmes rues. » La culture des sonidos, même si elle évolue et s’adapte à son temps, conserve donc un ancrage populaire très fort dans les quartiers excentrés de Mexico, d’où il semble impossible de la déraciner. Certains jeunes plutôt aisés, collectionneurs de vinyles, invitent pourtant de plus en plus de sonidos à venir jouer en centre-ville, notamment en clubs, où il est plus facile d’obtenir les autorisations adéquates et de rentabiliser son investissement. Mais Mirjam est formelle lorsqu’elle rapporte les paroles de ses amis sonideros : « L’endroit pour un sound system, ça a toujours été la rue. » Certaines choses ne changeront jamais, et c’est très bien comme ça.
