Par Brice Miclet
Derrière le masque de Heezy Lee, il y a bien des visages. Entré dans le beatmaking par la grande porte en produisant des instrus à succès pour Booba, SCH, Ninho ou encore Niska, cet artiste n’a cependant aucune envie de se limiter à la production. Pourtant, c’est une évidence : ses compositions ont d’ores et déjà marqué le rap hexagonal, le plaçant comme l’un des noms les plus prisés du milieu. Un statut acquis grâce à une tête bien faite, vissée sur des épaules qui regardent la pente, à un talent certain pour s’épanouir dans la prise de risque, et à un goût pour le travail d’équipe. Entre ses placements à succès et un projet solo qu’il continue de façonner en vue d’une sortie en 2021, il dévoile ses attirances pour le rap, certes, mais également pour la pop et la variété : « En termes d’écriture, c’est peut-être dans ces musiques que les auteurs sont les plus pointus, avance-t-il. Je m’en inspire beaucoup, ça m’amène dans des endroits musicaux où je ne suis pas censé être. Mes titres solos comme « Qu’est-ce qu’on s’aime » ou « Boomerang » sont dans cette veine. Si je ne faisais que du rap, je ne serais pas comblé. »
Entendu, mais les faits sont également là. Heezy Lee s’est fait un nom via la production rap et continue d’être mobilisé pour ces qualités. Pourtant, rien ou presque ne destinait Heezy Lee à la musique. Né à Strasbourg dans une famille peu mélomane, il vit un temps au Bénin puis s’installe au Mans pour ne plus en bouger jusqu’à aujourd’hui. À la maison, les études comptent plus que tout le reste, mais le jeune adolescent est happé par le rap qui devient vite central dans sa vie. « On avait plusieurs groupes avec des potes, on sortait nos sons sur Skyblog, se souvient-il. Et puis, par les grands du quartier, on apprend qu’il existe des logiciels pour faire des instrus. Quand j’écoutais un son, je n’avais absolument pas conscience de la musique qu’il y avait derrière, du fait qu’il fallait une prod, que quelqu’un l’avait composée… J’écoutais des morceaux, c’est tout. » Heezy Lee part donc de zéro, et se procure Ejay, un logiciel à cheval entre la MAO et le jeu vidéo, sur lequel bien des enfants des années 2000 se sont faits la main.
Une fenêtre de tir
Il fait partie de cette génération, peut-être la dernière, qui découvre le beatmaking un peu par accident. Aujourd’hui, la plupart des jeunes aspirants se lancent dans l’optique de percer dans ce domaine, grisés par l’extrême démocratisation de cette pratique, par les tutoriels Youtube en pagaille et par l’exposition de plus en plus grande des beatmakers dans le milieu rap. Pour se perfectionner, Heezy Lee reproduit sur FL Studio les instrus qui lui parlent, comme celles de l’album Graduation de Kanye West. « Mais je n’ai jamais arrêté le rap ou le chant, précise-t-il. C’est juste qu’au bout d’un moment, tu apprends que tu peux faire des prods et les vendre 300 euros. Je trouvais ça incroyable, ça me paraissait fou. Pas besoin de label, de contrat pour débuter. On était loin de tout ça, d’ailleurs. » En 2010, il commence à « bicraver » des instrus aux grands du quartier, poste des sons sur son Skyblog, et commence à se faire quelques contacts à Paris.

Et puis, il y a une période importante : pendant six mois, il ne va pas au lycée. Il a une fenêtre de tir, un temps donné pendant lequel il se donne à fond, produit sans relâche, se perfectionne. Une moitié d’année, ça passe vite. Mais l’effort est fructueux, il rencontre plusieurs personnes décisives dans son parcours, comme Le Motif ou Barack Adama de la Sexion d’Assaut. Ce dernier lui prodigue de précieux conseils, le pousse à s’améliorer, et lui achète tout de même une instru : celle du titre « Zoné », qui sortira fin 2016. « C’est aussi à cette période que je commence à travaille avec Shay, qui n’est pas encore connue, mais qui explose d’un coup. » Grâce, notamment, aux titres « Thibault Courtois »et « PMW », dont il est coproducteur. « J’étais toujours au Mans, bien sûr. J’allais en boîte, les sons passaient, c’était cool pour les gens de voir le gars qui avait composé les morceaux qu’ils entendaient. Ça a motivé pas mal de monde à s’y mettre, et un petit vivier s’est formé vers chez nous. »
Naissance d’un tube
Dans ce vivier et l’entourage d’Heezy Lee, on retrouve Jack Flaag, autre beatmaker local. Dans la chambre de celui-ci, les deux potes bossent leur musique. « En 2015, il m’a fait écouter un son qui était franchement pas mal, avec une belle ligne de kora piochée dans les banques de sons de FL Studio. Je me souviens qu’il jouait la mélodie sur son clavier azerty. Mais il voulait absolument que j’en trouve une autre. Moi, j’étais naze, je n’avais qu’une idée en tête, c’était de rentrer chez moi tranquille. La grosse flemme. Je finis par lui dire : « Ok, je te fais une mélo, et après je me casse. » Le rendu était bon, et puisque j’avais bossé avec Shay qui était dans le label 92i, j’avais l’adresse mail de Booba. On s’est dit que ça lui correspondrait bien, mais que pour l’accrocher, il fallait trouver un bon nom à l’instru. Booba a des origines sénégalaises, alors on l’a appelée DKR, pour Dakar. » Le rappeur gardera ce nom pour poser l’un de ses plus gros hits, présent en bonus track de l’album Trône. Un classique.
« DKR » et les titres de Shay sortent à peu près au même moment, en 2016. Sur « PMW », Heezy Lee change totalement de paradigme musical. À l’époque, Jul cartonne déjà, mais le musicien à du mal à comprendre ce que le public lui trouve. « J’étais dans mon truc de beatmaker : il y a une manière de faire du son, une façon précise de faire des prods. Jul, ça me paraissait être l’inverse. Alors, j’ai étudié ce qu’il faisait : à une soirée, je demande à des filles ce qu’elles aiment dans sa musique. Je leur dis : « Vous trouvez pas que le piano est bizarre là, quand même ? » Et l’une d’elles me répond : « Je ne savais même pas qu’il y avait un piano. » Et là, je comprends que les gens s’en foutent de tes trucs de beatmakers, de ton piano, de tes fréquences, de ton blabla… Alors, je fais une prod très simple avec quatre pistes, point barre. Et je sens qu’il y a un truc. Tout se passe en one shot. J’avais découvert un nouveau monde, une nouvelle manière de faire de la musique. Bon, l’instru est quand même arrangée, il y a des effets, du travail dessus. Faut pas non plus se foutre de la gueule du monde. Mais c’est drôle : à la base, la prod de « PMW » s’appelait « Jul Beats ». »
Ne pas avoir à choisir
Avec ces tours de force, Heezy Lee a un aperçu de ce que la notoriété peut apporter. Et de ce qu’elle peut comprendre comme désagréments au quotidien. Aujourd’hui, même un beatmaker de rap français se fait arrêter dans la rue, est sollicité. Alors, lorsqu’il sort l’un de ses premiers titres solos, « Qu’est-ce qu’on s’aime », en 2017, il apparaît invisible dans son clip, lunettes et bonnet flottants. Mais reproduire le procédé dans toutes les vidéos engendre trop de contraintes. Désormais, il sera masqué, derrière les beats ou le micro. Bien lui en prend, car avec les énormes cartons de « Salé »puis de « Réseaux » (coproduit avec Le Motif et Pyroman) de Niska, sa cote grimpe en flèche.
En 2018, il produit l’un des tout meilleurs titres de l’un des tout meilleurs albums de rap français de ces dernières années : « Bénéfice », sur JVLIVS de SCH. « Après mes titres solos, je faisais un peu moins de prods, se souvient-il. J’étais encore chez Jack Flaag, dans sa chambre. Je commence à composer une base, puis une mélodie… Mais je la laisse de côté quelques temps. Plus tard, je vais chez Denza (beatmaker pour Maes, Naza, Booba ou encore Médine, ndlr), je la reprends et je fais un refrain dessus. Un autre jour, je suis chez moi, je retape quelques trucs… J’aimais bien l’écouter, travailler longuement dessus, m’en imprégner. Elle s’est faite dans plusieurs endroits, petit à petit. Quand je l’ai fait écouter à SCH chez lui à Aubagne, il a été très enthousiaste, ça m’a poussé à me remettre à la production. » Derrière, les architectes du projet, à savoir le collectif Katrina Squad, la retape à leur manière pour la sublimer, quitte à enlever le solo de guitare qu’Heezy Lee avait placé à la fin du morceau. « C’est le seul petit regret que j’ai, mais ils sont parvenus à en faire quelque chose d’incroyable. »
PLK, Dinos, Laylow, Ninho, Aya Nakamura… Depuis, Heezy Lee n’a de cesse d’agrandir son CV et l’étendue de ses possibles musicaux. Toujours avec son appétence pour les sonorités pop, pour l’envie de composer non seulement des instrus, mais également des chansons, exercice exigeant et tumultueux. Son projet solo, il l’imagine en trois parties : une afro, une variété, et une entre rap et chant. Comme si, en ne choisissant pas, il se résignait à considérer qu’il peut tout faire. On a vu pire comme dilemme.