Par Xavier Ridel
On pourrait avoir du mal à croire à l’existence d’un studio niché dans les caves d’un immeuble du Marais, quelques mètres sous le niveau de la terre. Pourtant, c’est bien dans cette pièce souterraine d’à peine 15 m2, remplie de synthés, de guitares et d’enceintes, que les fondations de la nouvelle scène française semblent avoir été bâties. On y rencontre le producteur abel31, qui nous accueille en compagnie de son pote Yev : « C’est un peu ici que tout a commencé. C’est cool que tu viennes parce qu’on déménage de ce studio dans une semaine, on en a trouvé un autre plus grand. »
Le studio, et la genèse du genre
Devenu depuis quelques temps le producteur le plus en vue du digicore (sujet qu’on aborde dans notre numéro Hiver), le fan de numérologie vient de sortir son deuxième album 200, un condensé de rap et de divers styles d’electro, qui réunit le meilleur de la nouvelle scène française. Tandis que Yev pianote sur son logiciel de 3D à côté de nous, Abel se tient tranquillement assis sur sa chaise, et nous explique les prémices : « Je venais souvent dans ce studio voir mon manager, Arman, qui l’a construit de ses propres mains avec ses associés Bertrand et Augustin. Un groupe assez soudé s’est vite créé avec Tony et Vilhem (beatmakers), et Yev et Migi (graphistes). Le label NAVA est né de tout ça. L’idée d’Arman était de créer une structure pour qu’on bosse entre gens de confiance. Ensuite, tout le monde est venu au studio. Realo, Winnterzuko, HJeuneCrack… Que des gens que j’ai rencontré via internet, et qui sont ensuite devenus ma bande de potes. Ce qui fait qu’on progresse, c’est qu’on s’entraide tous. »
La suite, on commence à la connaitre : le label NAVA est créé, Winnterzuko, Realo, HJeuneCrack, Beamer et beaucoup d’autres sortent leurs disques et commencent à faire parler d’eux. Le public, d’abord très jeune puis de plus en plus mûr, s’enthousiasme pour ces musiciens qui s’amusent à briser les codes et mêlent sonorités trap, eurodance, glitchcore, house – entre beaucoup d’autres styles. Si plusieurs producteurs sont aux manettes de ces projets, abel31 semble se placer comme la pierre angulaire du mouvement. Dès qu’on s’intéresse à cette nouvelle vague, il paraît impossible de passer à coté de son nom.
Entre rap et (tous les styles de) musiques électroniques
Élevé à la musique électronique de par son père mélomane, et au rap – comme tous les moins de 25 ans – Abel sait dès le début qu’il finira par mêler les deux styles. D’abord en amateur, puis de manière plus pro : « J’ai commencé en 2018, à l’âge de 18 ans. J’étais au Maroc et on m’a filé un crack de licence. J’avais rien à faire là-bas donc j’ai commencé. Ensuite, à la sortie du confinement, j’ai trouvé en moi le truc qui m’a poussé à ne faire que de la musique. Je n’ai pas eu mon bac parce que je ne faisais que des prods, j’ai un peu bossé – genre au Burger King – mais une fois que j’ai signé en maison de disques, c’était parti. »
À force de travail, le beatmaker trouve peu à peu son style. Trap, eurodance, drum’n bass, house : il aborde tous les genres et les entremêle dans ses chansons. De la mélancolie dansante de « Brazy » (ft. Winnterzuko, Realo et Beamer) au banger trap « Big Lebowski » (ft. HJeuneCrack), il n’a de cesse que de surprendre le public. Et d’échapper aux cases : « Je ne suis pas un producteur d’hyperpop, de rave ou quoi. Mais ça ne me dérange pas qu’on me colle une étiquette pendant un moment. En soi, c’est mon boulot de faire avec et de déjouer ça. C’est toujours une occasion de prendre les gens à contre-pied. »
Le tournant Obliv!on
Après avoir produit des morceaux par ci par là, le musicien se met enfin sur un album entier, construit avec le rappeur Zoomy. Les deux potes passent six longs mois à affiner Obliv!on, qui marque une rupture dans leurs carrières. Avant d’aborder le sujet, Abel réfléchit un peu, puis explicite : « Oui, Obliv!on, c’est vraiment un projet charnière. Zoomy m’a suivi dans mes délires, il a pris des prods dont personne ne voulait – et qu’on me demande maintenant (rires). C’est le projet le plus long sur lequel j’ai bossé, et peut-être celui qui m’a appris à mixer. On a vu qu’on était capables de sortir un album, que les gens pouvaient chanter nos refrains. En fait, après Obliv!on, j’ai capté que je pouvais aller beaucoup plus loin dans la découverte de nouvelles sonorités. C’est là que j’ai compris que je voulais faire de la réal, de la DA. »
Première sortie du label NAVA (qui lance par la même occasion sa première soirée), l’album marque donc un tournant puisqu’Abel comprend qu’il peut aller plus loin, mais aussi devenir encore plus rigoureux dans le choix de ses collaborations. Le producteur décide de ne travailler qu’avec des personnes triées sur le volet : « Ma règle c’est que je travaillerai pas avec quelqu’un si je n’écoute pas seul ce qu’il fait. Au moins un son. Quand j’ai senti le truc, artistiquement parlant, ça a toujours débouché sur quelque chose : pas forcément d’amitié parce qu’il y en a certains que je connais moins, mais ça a toujours débouché sur une relation carrée, de confiance. »
200 : la claque
La machine est définitivement lancée. Le 09 décembre 2022, Abel – fan de numérologie, on le rappelle – sort le clip de « 5712 (ft. Irko) » et annonce la sortie de son deuxième album. 200 arrive une semaine après sur les plateformes de streaming, et c’est une vraie claque. Le disque réunit les noms les plus en vue de la scène et de nouveaux collaborateurs ; et il impressionne par sa qualité. Les productions naviguent toujours entre de nombreux styles, les morceaux se fondent, se scindent parfois en plusieurs chansons, et l’auditeur est d’emblée plongé dans un univers hyper numérique, aux textures inédites : « Je n’aime pas trop que les éléments se fondent entre eux. Ce qui m’intéresse dans la musique, c’est les amas de textures, et leur assemblage. Sans compter le silence. L’espace et le silence comptent beaucoup pour moi dans les prods. Pour répondre à ta question sur la radicalité du propos, disons qu’on peut s’inspirer de trucs assez extrêmes, on écoute de la D’n’B, Arca, tous les styles d’électro… En fait, on est plus dans quelque chose de très européen, tourné vers l’art en lui-même, plutôt que vers des trends.»
Alternant chansons taillées pour les dancefloors (« toxic », « 94express », la superbe « eclypse »), bangers moites, post-trap (« 5712 », « 338 », « new order »), et morceaux plus doux, expérimentaux et mélancoliques (« 10 balles », « Crystal », « mot!on »), l’album 200 se dévoile au fil des écoutes, et semble bien parti pour marquer son temps. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’Abel finit par nous expliquer qu’il est obsédé par l’idée de voir vieillir ses chansons. Yev se marre un peu, lève les yeux de son logiciel et nous explique l’artwork du disque : « Techniquement c’est un relief topographique qui, sous forme de points, représente une distance par rapport au niveau de la mer. Comme je te disais tout à l’heure, j’ai fait des études de géographie, et on s’est inspiré de cartes topographiques. Chaque point marque des reliefs. On a essayé de mettre de la couleur mais Abel ne voulait pas, il avait peur que ça vieillisse mal (rires) »
Avec cet album, abel31 finit donc de se placer comme l’épicentre d’un mouvement parfois qualifié de futuriste, mais qui paraît finalement davantage lié à des questions très actuelles ; notamment par exemple au fait d’accepter les machines comme des outils de travail. Quand on lui parle d’ailleurs des intelligences artificielles, le producteur réfléchit un peu, avant de conclure : « Les IA reprennent des travaux déjà faits par des artistes. Je vois ça comme un outil qui peut faire avancer les choses plus rapidement. En gros, je pense que la musique qui est susceptible d’être remplacée par des IA, c’est de la musique qui était déjà créée par une intelligence plongée dans des pensées artificielles. Et ça, ça peut être remplacé, vu que ça n’apportait rien. Je ne travaille pas avec, mais si jamais ça me prend de dire à une IA « donne moi une progression d’accords mineurs à la Arca », je le ferai (sourire). »
200 est disponible partout, et sorti chez les labels NAVA / Promesses