Par Laurent Bigarella.
« Nous vivons l’un des moments les plus intéressants pour la scène électronique de Kyiv ». En cette fin d’après-midi froide du samedi 20 novembre, dans le quartier Podil de la capitale ukrainienne, Gael décrit avec entrain l’état du paysage artistique de sa ville. Depuis une banquette du club Closer où elle a donné rendez-vous, la productrice et DJ dresse un état des lieux des acteurs et actrices qui animent cette scène : labels, radios, clubs… Quelques heures plus tard, non loin d’ici, l’un d’eux fêtera ses deux ans d’existence. Il n’a pas de nom et, pourtant, c’est sans doute le projet qui fait de Kyiv l’une des villes européennes les plus pionnières du moment sur le plan des club cultures.
Le club qui n’existe pas
Situé au numéro 41 de la rue Kyrylivska, le ∄ – ou « K41 » comme aiment à l’appeler ses visiteurs par souci de prononciation – opère depuis novembre 2019. Ce club « qui n’existe pas » (selon le symbole mathématique qui lui sert de nom) est localisé à Podil, l’un des plus vieux quartiers de Kyiv. Dans cette zone de la ville, où est historiquement implantée une grande partie des lieux festifs nocturnes de la capitale ukrainienne – à l’instar des emblématiques Closer et HVLV – ∄ s’est installée dans une ancienne brasserie de bières datant de 1881. Ses façades extérieures imposantes, constituées de briques ocres, dénuées de toute indication, laissent deviner depuis la rue un lieu aux espaces intérieurs conséquents.

Par-delà cette dimension architecturale impressionnante, le club joue un rôle majeur dans le développement de la scène de Kyiv. Nastya Vogan, l’une de ses résidentes, le considère comme un véritable « terrain de jeu » pour les artistes locaux. Compositrice et DJ, elle est aussi à l’initiative d’une école de production musicale, Module Exchange, qui tient ses quartiers dans l’enceinte du club. C’est aussi elle qui est chargée du warm-up de la soirée-anniversaire. Elle a même été choisie pour représenter Kyiv sur les ondes de la radio anglaise NTS, à l’occasion des deux ans du lieu. Deux heures de musique, exclusivement composées de productions d’artistes de Kyiv. Un exercice plutôt simple selon elle, « tant la scène regorge de talents », qu’elle a effectué avec Recid, autre artiste issu de cette nouvelle génération à Kyiv, lui aussi régulièrement invité au ∄ en tant que résident.


La mise en avant d’artistes de la scène locale est au cœur de la philosophie du club. Tout comme la nécessité de connecter Kyiv avec une scène créative plus globale. Une démarche saluée par toute la communauté qui gravite autour du lieu. Styliste d’origine géorgienne et installé à Kyiv, Bessarion en est l’un des membres les plus fidèles. Il raconte : « Je me souviens de la première soirée que le club avait organisée en guise de ‘test’. J’ai tout de suite perçu le rôle majeur qu’allait jouer ce lieu pour Kyiv. Une nouvelle page de l’histoire des cultures électroniques en Ukraine s’écrit ici depuis son ouverture ».
Scène attractive
L’engouement pour ∄ et le rapide développement de la scène de Kyiv s’est notamment accéléré pendant les périodes de confinement à répétition causées par l’épidémie de COVID-19. Depuis le chaleureux bar Косатка, Voin Oruwu, autre artiste ukrainien présent sur le line up de la soirée anniversaire, explique ce paradoxe : « Beaucoup de gens ont commencé à visiter Kyiv à ce moment car nous avons eu un lockdown plus souple, moins long. Alors que les clubs étaient fermés partout en Europe, nous avions la chance de pouvoir ouvrir les nôtres dès l’été 2020 ». C’est notamment d’Allemagne que ces aficionados de la fête arrivent alors : « Il y a trois vols qui viennent de Berlin chaque jour à Kyiv. Le vendredi, c’est sept ! » poursuit Voin Oruwu, également connu sous son alias Koloah.

Adrian Maurice Schiev est allemand, et fait partie de celles et ceux attirés par ce dynamisme artistique kyivien. Au point de s’y installer en avril 2021, et de créer son propre disquaire spécialisé en musiques électroniques « hard », ouvert en novembre dernier : The K Hole, lui aussi dans le quartier Podil. « L’installation ici s’est faite assez spontanément », retrace-t-il. « Les confinements, la fermeture des lieux, une club culture un peu ronronnante… On tournait un peu en rond à Berlin. Ici, il y a bien plus de potentiel, d’énergie et de passion qui animent la scène. » Une scène riche d’acteurs et d’actrices complémentaires, où règne une forme d’interdépendance entre structures.

La webradio 20ft Radio, qui émet depuis un container du quartier de Podil, au bout d’une impasse perpendiculaire à la rue Kyrylivska, prend part à cet esprit de cohésion. Toujours à la recherche de collaborations, ce média composé d’une équipe de 5 bénévoles offre une vitrine aux projets artistiques de la ville. En septembre 2021, il a par exemple mis en place avec le label créé par ∄, Standard Deviation, un takeover de plusieurs heures pour mettre en avant certains artistes de ce projet, qui joue lui aussi un rôle important dans la visibilisation de la scène de Kyiv.

Un label pour connecter Kyiv avec une scène globale
Lancé à l’été 2020 par l’équipe de ∄, Standard Deviation est un label et une plateforme au service des producteurs et productrices de Kyiv. Ce projet pluridisciplinaire propose un espace pour promouvoir leur musique, tout en permettant une connexion avec d’autres artistes de la scène internationale. L’une des personnes derrière ce label évoque cet aspect lorsqu’il mentionne l’une de ses dernières sorties, un split EP de D.Dan (résident des soirées queer berlinoises Mala Junta) et d’Omon Breaker : « C’est une façon pour nous de participer à la visibilité de Kyiv sur la scène internationale, et d’encourager les collaborations entre artistes ».
Le label Standard Deviation a déjà 7 disques à son actif, avec comme point commun la présence d’un ou une artiste ukrainienne sur chacun d’eux. Sortie le 1er décembre à l’occasion des deux ans de ∄, la dernière compilation du label, Vertex, reflète bien cette volonté de relier scène locale et globale. 8 titres la composent ; 4 étant produits par des artistes de Kyiv (Nastya Vogan, Gael, Recid et Omon Breaker), le reste par des compagnons de route internationaux du club, ayant contribué d’une façon ou d’une autre à son histoire : Nene H, Sedef Adasi, DJ Tool et Salome.

Au-delà des étiquettes de genres musicaux, le label Standard Deviation accorde surtout de l’importance à la pertinence des projets artistiques, à ses valeurs. « Nous entendons promouvoir une diversité d’esthétiques. Ce qui compte pour nous, c’est ce que raconte chaque projet que nous sortons », explique l’une des têtes pensantes de la plateforme. Avec, derrière, l’idée de « jouer un rôle social, pour pouvoir impliquer nos artistes à tous les niveaux ». Voire même de collaborer avec des producteurs et productrices engagés, à rebours d’une vision dépolitisée des club cultures. L’une des autres personnes actives sur le développement du label partage cette vision : « La scène musicale et club peut être politique, et constitue un formidable outil pour construire des communautés, éduquer un public… Nous essayons avec le label Standard Deviation et avec le club de nous inscrire dans cette logique. »
Au-delà du club
Cette dimension éducative est l’un des piliers du projet de ∄. Le club offre, dans un contexte politico-social complexe et polarisé, un espace safe pour sa communauté, et entend lui proposer des outils et du contenu pour la nourrir, la faire grandir. « C’est quelque chose d’assez unique ici, propre au club », raconte un des membres de l’équipe. « Il y a une réelle volonté d’éduquer le public, sur la prévention liée aux consommations de drogues, sur le consentement ou l’éducation sexuelle ». Brochures et flyers circulent ainsi dans le club, en ukrainien et en anglais, pour sensibiliser sur ces questions parfois difficiles à aborder au sein d’autres sphères de la société.
Celle-ci reste parcourue, comme dans une grande majorité de pays européens, de fractures. Certains ultra-conservateurs n’hésitent pas à y afficher ostensiblement leur rejet pour une club culture à l’avant-garde de nombreux combats. Cette hostilité a pu conduire ces dernières semaines à des manifestations de néo-nazis devant certains clubs, dont le ∄. Une situation qui préoccupe évidemment la communauté du club quant au manque d’éducation de ces jeunes, mais face à laquelle ils et elles n’entendent pas se résigner. Quelques semaines plus tôt, un article d’un magazine de la presse électronique internationale informant sur les appels à manifester de ces fascistes avait fait l’objet de critiques de la part de certains locaux, au regard de la promotion médiatique indirecte ainsi offerte à ces néo-nazis. Consciente de cette problématique, l’équipe de ∄ n’entend pas laisser sa scène se résumer à ce seul climat politique, et préfère s’activer pour œuvrer à son échelle à l’éducation de ses publics, sur les questions de genre, sexuelles, voire même de relation avec les forces de l’ordre.
Des sujets qui trouvent également un écho dans l’éditorialisation globale de ∄. Tous les 6 mois environ, le club renouvelle son identité, avec l’annonce d’un nouveau thème et d’un site web, qui constitue le fil rouge de sa saison. Pour 2021, c’est sur S(t)imulation Zone que le club communique, fruit d’une collaboration avec le duo CROSSLUCID, pensé comme « un espace pour déconstruire les structures sociales de la sexualité, du genre, pour transmettre un message positif autour du sexe, l’érotisme, défier les politiques du corps, questionner l’idée d’intimité, renverser les stéréotypes sexuels et d’expression du genre. » En plus des contenus en ligne, un petit livret sous forme de fanzine est distribué gratuitement dans l’enceinte du lieu, ainsi que dans d’autres boutiques en ville. En 2022, la prochaine saison Dance Delivery proposera de se recentrer sur le moteur de la communauté du ∄ : ses danseurs et danseuses.

Face à un tel dévouement pour offrir aux kyiviens et kyiviennes un projet aussi complet, nul ne sera étonné de l’adhésion et du soutien dont bénéficie ∄, de la part du public local ou même des artistes de la scène internationale qui sont invités à y jouer de manière récurrente. Le DJ hollandais Job Jobse est l’un d’entre eux, et a partagé l’affiche des deux ans du club aux côtés d’autres artistes non-ukrainiens comme Adriana Lopez, Ben Sims ou Gabrielle Kwarteng. Au lendemain de son set de 4 heures au ∄, il annonce sur sa page Instagram son amour pour Kyiv et le club : « Ce club, ce public, cette équipe, cette ville… Je l’ai déjà dit et je le redirai : c’est le meilleur endroit au monde en ce moment ». Ayant conçu un visuel non-officiel pour les deux ans du club, Bessarion insiste lui aussi sur le travail exceptionnel accompli par le lieu pour la ville. Même engouement du côté de Gael, résidente des soirées queer XITЬ du club.

Communautés et solidarité
La notion de safe space, au coeur du projet du club, participe à construire et consolider une véritable communauté autour du projet de ∄. « C’est l’un des seuls clubs à Kyiv où je me sens entièrement en sécurité. Y aller, c’est comme rendre visite à des amis ; l’ambiance y est toujours safe », décrit Diana Azzuz, DJ et productrice, très proche du lieu et responsable des deuxièmes et cinquièmes sorties du label Standard Deviation. Un sentiment partagé par une autre artiste avec laquelle elle forme un duo, Rina Priduvalova, qui considère elle aussi que le club offre un véritable safe space pour les publics du club de la capitale ukrainienne. Une dimension renforcée en ce moment, avec la mise en place d’un impressionnant dispositif de test de dépistage COVID-19, imposé à l’ensemble du public, et ce quel que soit le schéma vaccinal de chacune et chacun.
C’est l’un des seuls clubs à Kyiv où je me sens entièrement en sécurité.
Diana Azzuz, DJ et productrice
Malgré une absence des réseaux sociaux – le club communique uniquement via son site web et un fil Telegram regroupant plus de 16.000 abonnés – un fort sentiment d’appartenance se fait ressentir dès lors que l’on évoque ∄ avec des artistes ou des gens du public. Une communauté caractérisée par une entraide entre ses membres, comme l’exprime Rina pour qui « la plupart des acteurs et actrices de la scène échangent entre eux régulièrement, collaborent, et façonnent un environnement artistique inclusif et solidaire ». De quoi renforcer l’écosystème culturel local et faire évoluer le paysage électronique de Kyiv dans le bon sens, loin de toute forme de « compétition entre artistes » complète Diana Azzuz.
De cet esprit coopératif découle un attachement fort du public pour les artistes de la scène locale. Voin Oruwu le ressent dès qu’il joue ou qu’il se rend en club : « Les gens ici adorent les artistes locaux. Même pendant les festivals où des têtes d’affiche sont invitées, c’est lorsque les locaux jouent que le dancefloor se remplit ! Notre public nous soutient beaucoup ». Une impression qui se confirme dans la nuit du samedi au dimanche 21 novembre, pour la soirée des deux ans de ∄. Voin Oruwu y joue son live techno expérimental devant un public captivé, par ailleurs galvanisé par l’ouverture d’une nouvelle salle, spécialement dévoilée pour l’anniversaire du lieu. Alimenté par un jeu de lumière et de fumées hors pair, l’espace impressionne par son esthétique brute. En se baladant dans le lieu-labyrinthe, on découvre de nombreux recoins que s’approprient les locaux, en attendant pour certains l’ouverture du deuxième dancefloor – l’ancien – un peu plus tard à 8h00.
Toute la soirée, et jusque tard le lendemain, artistes de Kyiv et d’ailleurs se succéderont aux platines pour célébrer les deux ans d’un lieu qui n’en finit pas de façonner le présent de la scène en Ukraine, et d’écrire son futur. Une fête de haute volée, à peine entachée par la présence devant le club, dès son ouverture à minuit, d’un groupuscule de jeunes néo-nazis, venus manifester leur haine pour les cultures queer, et ce qu’ils considèrent comme un lieu de drogués et de débauche. Un climat tendu, renforcé ces dernières semaines par l’attaque d’un autre club du quartier de Podil, HVLV, pris pour cible par ces mêmes factions d’extrême-droite. Pas de quoi pour autant inquiéter l’équipe du ∄, qui relativise l’activisme de ces instigateurs de haine. À la fin de son warm up, que les manifestations n’ont pas réussies à perturber, on croise Nastya Vogan qui nous confie : « C’est un problème plus large au sein de la société, il y a un manque d’éducation terrible de ces jeunes. Mais je pense qu’ils finiront par trouver leur voie. Ils ne nous feront en tout cas jamais arrêter ce qu’on fait. Au contraire, cela nous donne de la force, de la motivation pour aller encore plus loin ».
Cet article est aussi disponible en version anglaise sur le site du média We Are Europe.