Par Brice Miclet
Le rap est une frénésie. Il file à une vitesse si folle que les pédales de frein semblent parfois hors de portée. Il faut alors s’empresser de regarder droit devant, essayer d’éviter les obstacles, et espérer parvenir le plus loin possible sans subir trop de casse. Que les choses soient claires, bien des rappeurs usent de cette stratégie, profitent tant qu’ils peuvent, prennent ce qu’il y a à prendre. Et on verra pour la suite. Mais d’autres, dont la carrure paraît plus à même de maîtriser le bolide, parviennent à lui imposer leur rythme. Lala &ce est de cette espèce, de ceux sur qui le temps n’a qu’une emprise limitée. D’ailleurs, paraphrasant MC Jean Gab’1, la rappeuse le dit : « Pour moi, le rap est une course de fond. » Pas un sprint, donc.
Changer d’air
Dans une course, il faut s’économiser. C’est pour cela que Lala &ce ne s’est pas précipitée pour sortir son premier album, Everything Tasteful, qui fait office de sensation rap de cette rentrée. La dernière ligne à son palmarès discographique date de juin 2019 avec Le son d’après, cette mixtape (ou mini-album) qui l’a installée comme l’une des artistes les plus scrutées du pays, les plus attendues. Bref, la hype était là, et attendait d’être vérifiée. Mais non, Lala a pris son temps. Moins pour se faire désirer que pour peaufiner un son, une esthétique. Moins pour subir la crise sanitaire et culturelle que pour la rentabiliser, la transformer en parenthèse créative. Et puis, elle le dit clairement : « Trop de choses sont déjà à l’arrêt. Si en plus on arrête la musique… Il faut bien faire plaisir aux gens, non ? » Oui, et il faut bien remplir le frigo également.
Lala &ce dicte donc son tempo. C’est elle qui décide où elle va et avec qui. La preuve, cela fait maintenant belle lurette qu’elle a quitté son Lyon natal, puis Paris. Dans un premier temps, elle a posé ses valises à Londres. « J’avais perdu des membres de ma famille et je devais terminer mes études là-bas. Ça m’a fait du bien d’être seule, de me trouver, de trouver de nouvelles personnes. » Dans la capitale anglaise, elle rencontre un nombre impressionnant d’artistes, se tient loin de l’agitation que sa musique commence à susciter à Paris. Elle fait notamment la connaissance du rappeur Pucci Jr, devenu un véritable frère. Les deux colocs collaborent artistiquement sur des titres en one-shot tels que l’excellent “Dis Amine”, ou “Mémoire”. « Mais en février 2020, j’ai ressenti le besoin de changer d’air. »
Noirceur et décadence
Direction Lisbonne. C’est là-bas qu’elle vit désormais, dans une grande baraque, toujours avec un studio, et toujours avec son poto Pucci Jr. « C’est un fou ce mec. Il est tout le temps au sous-sol dans le studio. Il a une chambre avec un lit, mais non, il dort en bas. » Dans cette ébullition quasi-quotidienne, pendant ces après-midi passées sous lean, grâce au calme qu’impose le contexte actuel, Lala a conçu Everything Tasteful. Son ossature en tout cas. « Mais j’ai aussi enregistré à Lyon, à La Courneuve, à Londres… Je vais de QG en QG. » D’où la grande versatilité de l’album et cette tracklist conçue comme un cheminement sonore. Comme si l’on traversait plusieurs pièces d’une même maison à la chaîne.
C’est la première impression qui domine à l’écoute de ce premier album. Son ouverture est cloud, son coeur est plus trap, et une vibe plus lumineuse vient le clôturer. Certes, ce n’est pas aussi schématique, mais l’esprit est bien là. Ce qui est certain, c’est qu’aucun titre ne se ressemble. À ceux qui estiment encore que les albums de rap sont constitués de traplists au kilomètre taillées sur des canons similaires, opposez leur la musique de Lala. Et pour cause : chaque morceau est composé par un beatmaker différent. Aujourd’hui, c’est si rare que cela relève presque du concept. « J’ai pris le meilleur titre de chacun, et je me suis tenue à ce principe. Ça n’a pas été facile de choisir, mais rien n’est perdu. Rien. » Alors, des monstres du beatmaking se succèdent au milieu de quasi-inconnus. Dans la première catégorie, on retrouve ChaseTheMoney, qui envoie un missile dénommé “SIPA”. Kick bourré de decay, noirceur épurée, motifs simplissimes… Tout est dans l’ambiance, comme sur “Viral”, en featuring avec la rappeuse texane S3nsi Molly, et ses notes de pianos obsédantes (qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles du titre “Cobra” d’Oboy). Konnor Killa, PH Trigano, Blasé, Rolla… La clique est belle.
Une affaire d’obsession
Lala &ce a percé dans l’ombre, grâce à une musique ténébreuse. Pourtant, c’est certainement grâce à la lumière qu’Everything Tasteful brille tant. La profondeur de “Atlantis”, le splendide “In Luv Again”, les vibes afros de “Laisse ça” (en featuring avec Ghenda) montrent que la rappeuse débordait d’envie. Mais une notion unit cet album : la sensualité. « C’est la première chose à laquelle je pense quand j’écris. Ce sont les premières images qui me viennent en tête. » En fait, chez elle, l’amour est toujours une affaire d’obsessions. Comme sur le morceau d’ouverture, “Sous tes lèvres” (« J’veux bien que tu t’incrustes dans mes pensées / J’ suis pas une junkie mais tu m’manques, yeah / Tu m’manques, comme mes billets, tu m’manques / Faut qu’j’te remplisse comme ma banque, yeah »), comme sur “Show Me Love” (« Tu veux briser cœur moi, mais pourquoi ? / Nan, faut qu’ça s’arrête / Faut plus qu’je t’appelle / Et faut pas qu’tu reviennes, hey / Si ma go nous attrape, elle nous jette dans la Seine »). Lala &ce peuple sa musique de bruitages et d’adlibs perchés. Elle nous hante.
Voici désormais une artiste entourée. À ses côtés, une cour où se croisent les styles, les tribus et les publics est affairée. Son label, &ce Recless, vient de signer un premier artiste, Le Duke. Pourtant, Mélanie Crenshaw (dans le civil) a commencé bien seule, dans sa chambre. « J’ai regardé des tutos, et je me suis enregistrée. J’avais 18 ans et la musique était quelque chose de profondément solitaire pour moi. Sans vouloir paraître imbue de moi-même, je savais que j’avais quelque chose de différent, que j’étais faite pour ça. Mais je n’osais pas le montrer. »
L’influence du chopped and screwed
Lala a grandi avec une admiration sans borne pour le son R&B des années 2000 (ça s’entend notamment sur le titre “Show Me Love”), Destiny’s Child en tête, mais aussi pour Timbaland et Gucci Mane, ses références américaines. Pour Serena Williams, également. Dans sa famille, passionnée de tennis (« Nous on regarde Roland Garros comme tu regarderais la Coupe du monde de foot », confie-t-elle), une cousine a même été baptisée Serena. Femme forte, femme noire, femme qui gagne… Mais à l’écoute de son album, et notamment du titre “Cyborg”, une autre influence semble agir en sous-marin. « Gesaffelstein, Ed Banger, Brodinsky… J’ai eu ma période électronique. La notion d’homme-machine, ça me parle. » D’où cette envie de dénaturer sa voix, de la robotiser, parfois de l’envoyer valser dans des échos sans fin.
De l’isolement des débuts, tout change lors de sa rencontre avec un autre rappeur Lyonnais, Jorrdee. Tous deux codéinent leur son, puis intègrent le collectif 667 (Freeze Corleone, Osirus Jack, Zuukou Mayzie…) pour s’en détacher finalement lorsque le succès pointe. « C’est toujours mes potes, mes frangins, mais je suis heureuse d’être partie. » La satisfaction de faire les choses pour et par soi-même prime. Parallèlement, Lala s’exerce en ralentissant des instrus connues puis en rappant dessus, un peu à la manière de feu DJ Screw, prince du chopped and screwed et de la patte Houston. Une grande partie du son d’Everything Tasteful vient indirectement de là.
« Je ne suis pas une activiste »
Bref, tout le monde s’arrache Lala &ce. Mais le succès amène aussi son lot d’inconvénients, notamment celui qui pousse certains journalistes à lui faire revendiquer tout et n’importe quoi. Oui Lala &ce se qualifie de « gay », oui elle chante le corps des femmes. Et oui elle est une femme dans le rap. Est-ce un sujet pour autant ? « Mon but, c’est de parler de musique, pas de ma sexualité ou de ce que je suis dans le milieu. Je ne suis pas une activiste. J’espère qu’on arrêtera un jour de me ramener à cela, même si je le prends bien pour l’instant parce que je pense aux petites que ça peut aider. »

En 2020, Lala &ce a donc eu le temps de se recentrer, de réfléchir à ce qu’elle voulait faire, à l’artiste qu’elle voulait devenir, à penser comment cette nonchalance, cette classe qui sidère lorsqu’on la croise, peut se transmettre en musique. Alors, il y a cet album, oui. Mais également plusieurs projets de collaborations, de groupes avec ses potes musiciens, notamment le duo GS Twin qu’elle monte avec Pucci Jr. Certains enregistrements sont même déjà bouclés, paraît-il. Elle pourrait se contenter de prendre le large seule, d’être une tête de gondole, un fer de lance. Bien d’autres l’auraient fait. Mais non, rien ne presse. Lala &ce est maîtresse du temps, alors laissons-là nous donner le rythme.