Écrit par Christophe Vu-Augier de Montgremier.
Depuis bientôt six ans, une longue file se forme une fois par mois devant le club ://about blank. Chaque fois, la soirée Staub est à guichets fermés alors que le line-up est inconnu. Depuis, le label du même nom en est à sa quatrième sortie « unknown artist », et les organisateurs déposent régulièrement leurs valises dans d’autres contrées, comme dernièrement à Detroit pour le Movement Festival. Le secret d’un tel succès ? La promesse d’une rave au parfum brut.
Dans la capitale de la techno, où chaque semaine propose son lot de superstars, Ines, Jan et Irakli sont allés à contre-courant. Pour les trois compagnons, jamais il ne fut question de concurrencer les grands clubs. Lorsqu’ils commencent cette aventure, Jan travaille pour un club illégal en haut d’un immeuble qui surplombe un canal de Neukölln, Ines est graphiste, tandis qu’Irakli produit de la musique au sein du duo techno I/Y. Démarché, le club ://about blank leur suggère de prendre un créneau d’après-midi le week-end. Ils se saisissent de cette opportunité et lancent Staub. Aucune stratégie au départ, mais l’idée de « ne pas suivre les règles ». Tout le monde veut faire jouer des têtes d’affiche ? Ils décident de ne pas annoncer de line-up. Pour la liberté que cela leur offre artistiquement, mais aussi car de nombreux clubs à Berlin imposent que les DJ’s ne jouent pas plusieurs semaines avant et après leur date en ville.
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Une centaine de personnes sont présentes pour la première, et pour 5 euros, elles vont faire la fête une douzaine d’heures. La plupart sont des proches. Le vétéran Savas Pascalidis, qu’Irakli a croisé au Berghain la semaine précédente, débarque avec ses disques et joue pour 50 euros, comme tous les autres DJ’s présents. Dès sa genèse, Staub prend un caractère familial, à l’opposé du business. « Personne ne pensait faire d’argent, on a donc décidé dès le départ de partager les recettes des entrées », expose Jan. « Je ne voulais surtout pas avoir en tête un seuil de rentabilité, précise Ines, mettre plusieurs milliers d’euros sur la table et craindre de les perdre. Je m’occupais auparavant d’un gros événement, et c’était l’horreur. »
Le concept va progressivement devenir de plus en plus populaire : la soirée passe sur deux puis trois dancefloors. Pendant deux ans, l’équipe travaille gratuitement, contacte les artistes en direct plutôt que via les agences de booking, sans s’éloigner de l’éthique des débuts. « Nous aurions pu à un moment suivre la voie de la hype. De plus en plus de DJ’s connus demandaient à jouer. Nous aurions pu donner 200 euros à l’un et 500 à l’autre, mais au bout d’un an, nous aurions probablement eu besoin de stars pour survivre. Même sans annoncer le line-up, si les gens s’habituent à voir Nina Kraviz ou Ben Klock chaque week-end, ils ne bougent plus pour un inconnu », estiment-ils.
Que l’équipe ne partage les gains qu’après avoir payé le personnel du club continue toutefois de surprendre. Les DJ’s ne sont pas habitués à recevoir si peu, et il arrive encore qu’ils n’y croient pas vraiment. Mais tout est fait dans la transparence. Ines envoie d’abord le calcul des frais, les artistes peuvent ensuite faire leur choix. « Jamais quelqu’un ne nous a répondu : “Non, ce n’est pas assez d’argent.” À l’inverse, beaucoup sont surpris car ils s’attendaient à jouer gratuitement », explique Jan. Car c’est bien le plaisir de jouer qui prime, surtout dans une ambiance généralement plus relax qu’ailleurs.
« Nous essayons de partager des valeurs, souligne Irakli. Nous avons organisé plusieurs soirées de charité et des donations pour le club Bassiani en Géorgie ou des familles de réfugiés. Nous sommes un peu les posthippies de la techno ! » Avant de conclure avec une pointe de provocation : « Nous n’avons jamais essayé de pousser nos carrières ou même celles de nos résidents. Tout le monde est important : le barman, le DJ, le physio, le danseur. Et j’espère que la folie derrière certains cachets est d’abord une compensation pour le mode de vie éreintant des DJ’s, et qu’ils aiment encore passer leurs disques. »
Trax s’est immiscé derrière le rideau, dans les couloirs du business de la nuit dans son numéro d’hiver 2018. Concurrence déloyale entre warehouses et clubs, cachets pharaoniques des DJ’s qui minent les patrons de dancefloors… La rédaction a enquêté, organisé une table ronde entre les gérants des plus grands clubs de France, pour tenter de faire la part des choses. Entre plein d’autres, tous ces sujets sont à retrouver dans le nouveau numéro 217 de Trax, disponible ici.