Par Wassyl Abdoun
Gabber Modus Operandi (IN), marquant et mordant
Gabber – de l’anglais gab, bagou en français –, genre qu’on adore détester, ringard depuis toujours et donc terriblement à la mode en ce moment. Cette année à CTM, on n’entendait que ça. Et puis arrive GMO, alias Gabber Modus Operandi, groupe indonésien transcendant la frontière ténue qui sépare le gabber et le noise. Kasimyn aux platines accompagne de ses productions noise, footwork et trap, son compère Ican Haren, qui crie seul sur le devant de la scène. Les rythmiques sont rapides, mais épurées et très loin de la saveur hardcore et transe de Puxxximaxxx (Yes No wave music, 2018), leur dernier album.
En lieu et place d’une banale redite sonore, le concert se transforme progressivement en une performance alternant rituels religieux et actes qui confine à l’anarchisme artistique. On pouvait voir dans les yeux d’Ican Haren la même ferveur et la même abnégation qu’ont les danseurs traditionnels indonésiens. D’abord, il s’est versé des petites fioles de faux sang sur son visage. Passons. Après avoir mangé de l’encens, il casse une assiette, ramasse un éclat et commence à s’ouvrir le front. Dès lors on comprend que tout peut arriver. Alors que la musique joue, il semble vouloir rendre honneur au public et finit par vomir sur scène. Pris tour à tour de dégoût, de peur, de fascination et d’attraction morbide, les spectateurs présents mesurent peu à peu ce que le terme de risque scénique implique. Impeccable DJ sur scène et chanteur en roue libre, c’est la recette gagnante du groupe qui aura marqué les esprits du Berghain ce soir-là. Dans un tout autre registre, Kasimyn, tête pensante du groupe, clôturait le festival. À 3h du matin le lundi, dans un micro club de Kotbusser Tor, il a confirmé son talent protéiforme aux platines, enchaînant pendant près de trois heures des B-sides house généreux ainsi qu’une une sélection de morceaux asiatiques impossibles à shazamer et donc indispensables.
Actress (UK), précurseur et fascinant
À la suite d’une blessure adolescente ayant mis un terme à sa carrière de footballeur, Darren Cunnigham a découvert lors de sa convalescence le groupe Dreciya et son futur instrument fétiche – l’octatrack des suédois Elektron – et sa vie a basculé. Ainsi naquit Actress. Depuis 10 ans, il questionne la valeur d’une création artistique quand elle naît de la rencontre entre la computation numérique et l’imagination humaine. Commissionné par le festival Transmediale (le versant art contemporain de CTM), Actress a fait état devant une salle pleine de who’s who des avancées de son dernier projet : un travail collaboratif avec Young Paint, une intelligence artificielle qu’il a exclusivement nourri de son workflow. Au fil du temps, Young Paint a analysé les sessions de travail d’Actress, apprenant ainsi de ses patterns, gammes mélodiques ou encore timing. Tout ce qui peut être quantifiable en musique a été analysé par l’IA.
La collaboration commence alors. L’IA rentre dans la danse et propose de nouveaux patterns mélodiques ou rythmiques. Les quatre mains composent comme un vrai duo. Darren Cunningham a utilisé ce procédé d’écriture pour son dernier album Young Paint (Werkdiscs, 2018). La symbolique est forte, le procédé très en avance sur son temps et le résultat particulièrement plaisant. En ouvrant cette boîte de pandore, Darren Cunnigham fait basculer le rapport que l’homme et la technologie entretiennent, de l’utilitarisme à la conversation. Et en choisissant le machine learning comme méthode d’apprentissage, Actress s’offre ainsi la possibilité de travailler avec une sorte d’ego numérique, une nouvelle altérité. Il s’avère honnêtement très compliqué de savoir qui de Young Paint ou d’Actress a le plus été générateur de sons pendant la performance. La musique en elle-même était excellente mais somme toute ordinaire. Néanmoins, la sensation d’avoir assisté à un moment historique a étreint plus d’un spectateur sortant du Haus der Kulturen Welt ce soir-là.
SOTE (IR), un sans-faute solaire
La scène de Teheran a quelques difficultés pour exister et prospérer. La république islamique n’est pas exactement connue pour ses libertés fondamentales ou son désir que jeunesse se fasse. Malgré tout, depuis quelques années, des artistes iraniens émergent sur la scène internationale. Le groupe 9T Antiope, les artistes Arash Azadi ou Siavash Amini font désormais partie du “circuit”. Ce n’est pas pour nous déplaire, l’Iran étant l’un des pays les plus riches et sophistiqués musicalement parlant. Ce nouveau chapitre dans l’histoire de la musique électronique iranienne est dû à un homme : Ata Ebtekar, alias Sote. Créateur du SET Festival à Teheran, partenaire de CTM il y a 2 ans, Sote est parvenu à rapprocher le centre de la musique électronique de l’Iran. Ne vous laissez pas tromper par sa bonhommie, ses 46 ans, ses petites lunettes et sa barbe grisonnante, car Sote est un artiste puissant à la signature sonore unique.
Découvert grâce à la sortie de Hardcore sounds from Teheran en 2016 sur Opal Tapes, le son de Sote fait la synthèse parfaite entre efficacité rythmique et sons numériques saturés et retravaillés dans ses moindres détails. Sa techno industrielle – genre qui reçoit de moins en moins d’attention mais que Sote parvient toujours à nous faire redécouvrir – met en joie le public devant le sourire de l’artiste. Sa musique est celle du défoulement et de l’action, ses structures sont limpides et son sound design d’une férocité inimaginable. C’est une association que Sote a développée depuis de très longues années. C’est aussi la preuve que la musique software a encore quelques tours dans son sac.
DJ Marcelle (NL), parfaite
« Tu connaissais DJ Marcelle toi ? » est la question sur les lèvres de tous les festivaliers sortant du Schwuz, abasourdis par la performance de la Néerlandaise. Comment est-ce possible qu’une artiste aussi singulière ait pu passer inaperçue si longtemps ? Pourtant, DJ Marcelle est désormais partout, reconnue comme une des voix les plus singulières des dancefloors européens. Invitée dans les meilleurs festivals et les clubs les plus courus, Marcelle Van Hoof est une figure incontournable de la scène batave. Diggueuse compulsive, elle anime une émission de radio sur DFM. Aux platines, elle est connue comme le loup blanc pour sa versatilité sonore et son aura de selector préférant enchaîner à coups d’epic cuts les morceaux plutôt que les mixer. Une performance de 3h, au feeling, sur trois platines, vinyls-only. Les morceaux choisis oscillent entre les genres et composent un set risqué, rigoureux pour le public comme pour la DJ. Pour l’apprécier à sa juste valeur, Il faut se rendre à sa geôlière et s’abandonner à son univers world music et punk bon enfant.
Derrière le booth, impossible de ne pas remarquer qu’elle sourit tout le temps, discute avec tout le monde et semble véritablement heureuse d’être en mesure de procurer autant de plaisir au dancefloor. On imagine les dizaines de milliers d’heures qu’elle a dû passer en club, et on perçoit toujours la même passion et la même envie dans ses yeux. Extrêmement concentrée, elle maîtrise un set généreux et riche sans se soucier de continuité, que ce soit en termes de style ou d’ambiance. Footwork, reggaeton, house, trap, punk, no-wave… On entend de tout et un amusement général règne sur dancefloor, qui ne désemplit pas. Une quête du plaisir à l’image de la DJ, qui semble aller à contre-courant de la plupart des artistes du festival cette année. Alors que certains plongent dans la noirceur pour s’offrir une contenance, DJ Marcelle, look improbable et cinquante ans passés, reste entièrement elle-même.
Slikback (KY), rafraîchissant et imparable
Attention phénomène ! Le Kenyan Slikback N’Djau s’est mis à produire de la musique depuis moins de deux ans et attire sur lui tous les projecteurs aujourd’hui. Il vient de signer avec une des agences de booking les plus selects du monde et s’apprête à faire sa première tournée européenne et chinoise passant par les plus beaux festivals du monde. Un destin romanesque que Slikback ne doit qu’à son talent. Inconnu il y a encore 6 mois, Slikback est devenu malgré lui le représentant de tous ces courants alternatifs du club d’aujourd’hui. Même si la techno et la house règnent encore, impossible de ne pas comprendre que le futur de la musique électronique ne se trouve ni en Europe ou aux États-Unis mais bel et bien en Afrique. Un nouvel ordre mondial s’enclenche, que soit en musique ou ailleurs. Quand les productions occidentales se reposent sur des lauriers, l’Afrique fait souffler un vent de fraicheur sur les dancefloors mondiaux. L’Afrique du Sud a apporté le gqom, le Ghana et l’Ouganda ont remis au goût du jour la batida et le kizomba. Riche d’une culture musicale ancestrale et prédominante, l’Afrique a tout à nous apprendre.
C’est donc sans surprise que l’on pouvait classer les artistes présents à CTM en deux clans, ceux qui s’enfermaient dans leur genre et ceux qui ont fait éclater les frontières. Slikback fait partie de ces derniers, à la différence qu’il le fait mieux que tout le monde. Son approche personnelle de la composition, libérée de toutes normes, ses multiples influences et son talent inné vis-à-vis de la musique ont conquis la critique. Ses deux EP, sortis sur Hakuna Kulala, sont qualifiés d’experimental clubbing et détonnent de tout le reste. Ses sets, où il n’utilise que ses propres morceaux, sont très intenses. Il vous capture et ne vous lâche pas. Il nous propose bien plus qu’un mélange de trap et de rythmiques traditionnelles, de footwork et de textures numériques tranchantes et industrielles : une synthèse techniquement parfaite et vindicative qui démontre que le futur du club passe probablement par lui.
Badbuzz : Yves Tumor
Yves Tumor a pris le risque de n’en prendre absolument aucun lors de sa performance, dernier concert du festival. Déguisé en une sorte d’Alice Cooper emo (pastiche sur la tête, veste en cuir ouverte et breloques rocks), Yves Tumor arrive seul sur la scène. La scénographie est d’un calme olympien puisqu’elle n’est composée que d’un pied de micro. Ceux qui rêvaient d’un groupe live pourront repasser. Depuis son ordinateur hors scène, il lance les morceaux de son sublime dernier album Safe in the hands of love (Warp, 2018) à coups de clics bien sentis, revient sur scène et chante par dessus. Yves Tumor chansonnier ? Loin de là car c’est avec un play-back grotesque qu’il nous a énergiquement fait comprendre qu’il n’a pas le souffle nécessaire pour chanter convenablement sur scène. Devrait-il arrêter de gesticuler, se contorsionner, sauter ou se rouler par terre pour impressionner un public évidemment abscon ? Oui. Enfin, c’est quand il reproche à l’auditoire de ne pas assez l’encourager dans son ego-trip et qu’il disparaît de la scène pendant de longues secondes qu’il a bien fallu se rendre à l’évidence : tout le monde n’est pas fait pour jouer en live. Performance écourtée de 20 minutes et lumière scénique maîtrisée, c’est à peu près tout ce qu’on a aimé de ce concert-là.