Par Matthieu Foucher
« Queer, pour faire simple, c’est LGBT radical », se mettent d’accord Bruce, DJ et réalisateur, et Naëlle Dariya, comédienne. Pour les deux organisateurs des soirées trans Shemale Trouble, impossible de détacher ce mot des idéaux anticapitalistes, antiracistes, féministes et antispécistes : « c’est lutter contre toute forme d’oppression. » Signifiant bizarre en vieil anglais, queer est d’abord une insulte désignant les homosexuels avant d’être récupérée par des activistes antisida dans les années 90 à New York, et de devenir un concept donnant lieu à de nombreux écrits universitaires, fondant un véritable champ d’études : la théorie queer ou queer studies.
Pour Fany Corral, cofondatrice du label Kill the DJ et ancienne DA du Pulp, si le queer est avant tout « une grille de lecture, un prisme qui permet de voir les rapports de domination et de les déconstruire », le terme est désormais utilisé à toutes les sauces : « Aujourd’hui, tout est queer, mais nous, on baigne là-dedans depuis longtemps », rappelle la co-commissaire du festival Loud & Proud : « Les pédés sont visibles depuis les années 80, le sida les a rendus visibles. Les lesbiennes sont sorties du placard à la fin des années 90, au moment des débuts du Pulp. Maintenant c’est au tour des trans. » Pour elle, l’arrivée du queer en France coïncide justement avec les dernières années du Pulp : en 2005, la traduction du livre Gender Trouble de la philosophe américaine Judith Butler fait apparaître de nouveaux questionnements sur le genre. Une nouvelle génération de gays et de lesbiennes arrive et se mélange davantage, comme lors des soirées Mort Aux Jeunes.
La fin de l’invisibilisation
Selon Bruce, c’est aussi grâce aux réseaux sociaux que les artistes ont gagné en visibilité : « Tu n’as plus besoin d’ouvrir la télé ou les journaux, tu as des stars Internet. C’est d’autant plus vrai pour les personnes les plus marginalisées, dont les trans. » Jusqu’alors principalement blanche et masculine, la visibilité queer évolue : « Pour la première fois en France, on donne la place à des Noirs, à des trans », constate-t-il.
En effet, si aux USA, des figures comme le rappeur Mykki Blanco et l’artiste trans SOPHIE — qui a travaillé avec Madonna et devrait produire le prochain album de Lady Gaga — jouissent d’une renommée accrue, la France n’est pas en reste : de Jennifer Cardini, Léonie Pernet et Rebeka Warrior à Christine & the Queens, Kiddy Smile et Eddy de Pretto, les artistes identifiés queer sont de plus en plus nombreux. « Les gens ne sont pas forcément plus out, mais ils en parlent davantage », relativise Romain Giraud aka Fifi du Calvaire, drag-queen du collectif Dragones. « Vitalic par exemple, ça n’a jamais été un sujet dont il a beaucoup parlé alors que Kiddy Smile, ça fait partie de son œuvre. » Une visibilité salvatrice, selon le cinéaste Stéphane Gérard (auteur du documentaire Rien n’oblige à répéter l’Histoire), qui estime que voir enfin émerger des artistes comme Kiddy Smile est particulièrement vital pour celles et ceux qui lui ressemblent, restés trop longtemps effacés et « condamnés à se sentir seuls ». Il analyse : « en invitant dans ses clips, ses morceaux et ses tournées, des artistes dont il se sent proche, Kiddy Smile montre littéralement à ces personnes qu’elles ne sont pas seules et, au-delà de ça, aspire à produire une musique qui rassemble. » À l’instar de la musique, la mode, les médias et le cinéma semblent aussi connaître leur propre évolution — en témoigne le nombre de films queers sélectionnés à Cannes ce printemps, selon Naëlle Dariya : « Il n’y en a jamais eu autant que cette année. Les gens ont moins peur. Le film de Yann Gonzalez, Un Couteau dans le cœur, en sélection officielle, personne ne s’y attendait. »
Des soirées aux festivals queers
Du côté de la fête, on note une même ébullition : de Paris à Lyon, les soirées se multiplient, baptisées Discoquette, Péripate, Queer Station, Kidnapping ou Garçon Sauvage. Au-delà du clubbing, le queer a même ses festivals dédiés : à la capitale, la Queer Week investit désormais des lieux comme la Colonie et la Station, quand Loud & Proud s’installe à la Gaîté Lyrique, « ce qui n’aurait pas forcément été possible il y a quinze ans », assure Fany Corral : « de nouveaux espaces se créent. Heureusement, les choses bougent doucement. » Même constat à Lyon : suite au succès du festival Interieur Queer né au Sucre en 2016, l’équipe du Sucre et des Nuits Sonores a demandé aux Dragones, un collectif de drag-queens, d’assurer l’animation d’une partie du festival. « J’avais peur du freak show à cause d’une mauvais expérience en drag il y a quelques années, mais ça s’est très bien passé », se souvient Romain Giraud. La culture queer, nouvelle marotte des gérants d’espaces culturels ? « À Paris, c’est assez facile de se présenter comme une orga queer, il y a tellement de collectifs qui organisent d’excellentes soirées, c’est presque gage de qualité », estime Leslie Préel, auteure et cofondatrice de Friction Magazine. « Ce sont les patrons qui nous écrivent pour faire des soirées chez eux. C’est lucratif pour eux, ça redore leur image », confirme Naëlle Dariya, un brin sarcastique : « Queer is the new underground. Avant, on posait des palettes dans une cour et on se croyait à Berlin. Maintenant, c’est la même chose avec le queer. »
Entre marketing et pinkwashing
Parmis les évènements estampillés queers, beaucoup sont en réalité bien éloignés de la communauté LGBTI comme des idéaux anarchistes propres au concept. « Il y a une putain d’appropriation culturelle !, dénonce Romain Giraud. À Lyon, certains ont lancé un évènement appelé Techno Queer, mais les mecs sont aussi queers que moi j’ai du beurre au cul ! »
Galvaudé, vidé de sa charge politique et contre-culturelle, le queer deviendrait-il un outil commercial ? « Les codes, symboles, icônes de la culture queer sont parfois repris par la société mais pas forcément dans l’intérêt des communautés qui les portent », répond Gaëlle Matata, photographe et cofondatrice de Friction : « hop, on écrit queer et on inclut tout le monde dans un grand lot marketing pour vendre de t-shirts, des soirées, des personnalités, des villes soi-disant friendly ou safe. » Connu et dénoncé par les queers radicaux, le procédé porte un nom : le pinkwashing. Soit la récupération des luttes et cultures LGBTI pour se donner un vernis faussement subversif ou progressif. Or, si collectifs et publics queers apparaissent de plus en plus convoités, ils ne sont pas toujours respectés dans les lieux qui les invitent. Les gérants n’hésitent pas à imposer leur clientèle dans des soirées pourtant censées être des refuges pour des personnes marginalisées.
« Je me suis fait virer de la java parce que je voulais faire sortir un agresseur ! », se souvient Naëlle Dariya. Regrettant de ne pas pouvoir faire bosser des personnes queers et trans parfois très précaires, elle conclut : « accueillir des queers ne fait pas de toi un allié : embauche des queerettes et on en reparlera. En attendant, on est là pour décorer. On chante on danse, on est toujours les bienvenus pour faire de l’entertainment et s’habiller de manière farfelue. Mais qui est au pouvoir parmi nous ? Qui a des fonctions importantes ? » Un avis partagé par Fany Corral, qui ajoute : « Aujourd’hui, il n’y a aucun queer à la tête d’une institution ou d’une boîte de nuit, tous les orgas des soirées queers doivent subir les desirata de patrons hétéros qui n’en ont rien à foutre. Même à la Gaîté Lyrique, ça a été une lutte. »
Sous les paillettes, la violence
Alors, les cultures queers prennent-elles vraiment le pouvoir ? « C’est l’image, des fioritures pop », poursuit Fany Corral, remontée. « Derrière, on continue d’être discriminés. Les trans ont des parcours de vie insupportables, les lesbiennes sont obligées de faire des gosses à l’étranger, les enfants continuent de se faire insulter. Le taux de suicide chez les ados continue d’être le plus élevé chez les jeunes pédés. » Car pour les personnes LGBTI, cette effervescence accrue est en effet loin de signifier la fin des dominations ou des violences. « Plus tu as de la visibilité, plus tu as du backlash [contrecoup, ndlr] », analyse Bruce, évoquant la Manif pour tous et une libération de la parole homophobe.
Selon le rapport de SOS homophobie paru en mai 2018, les témoignages d’agressions physiques auraient augmenté de 15% entre 2016 et 2017. Leslie Préel confirme : « la société reste violente et si une certaine presse s’intéresse à nous, les combats restent encore très nombreux pour que nos communautés puissent vivre sereines. » Comme le signale Stéphane Gérard, nos représentants politiques restent, « de façon immuable », très majoritairement hétérosexuels, cisgenres, blancs et de classes supérieures. Pour le grand remplacement, donc, on repassera. « Pourtant, chaque brèche dans ce mur normatif est une occasion de rayonner. Les afroféministes parlent de flamboyance et ce n’est pas une exagération : les personnes queers qui obtiennent un peu de visibilité rayonnent », confie le cinéaste, qui reste optimiste : « nous ne prenons peut-être pas encore LE pouvoir, mais nous détenons incontestablement un pouvoir, une force collective qui ne demande qu’à s’exprimer pour rétablir un peu d’équilibre dans ce paysage culturel français terne et morne. »