Cet article est initialement paru dans Trax #201.
Rush Hour. Le nom du disquaire amstellodamois, devenu label et plateforme de distribution internationale, est sur toutes les lèvres : celles des diggers qui guettent avidement ses rééditions de disques introuvables comme celles de ses premiers clients, aujourd’hui d’éminents DJ’s : San Proper, Tom Trago, Sadar Bahar… En vingt ans, Rush Hour est devenu synonyme d’un catalogue façonné par les voyages, par une passion qui court le long des racines de la Detroit techno et de la Chicago house pour émerger à Rio, Lagos, ou Tokyo.
Au centre de tout cela, le cofondateur et patron Antal. Le visage adouci par l’adrénaline d’un set all night long, l’ex-résident du Trouw et globe-trotteur infatigable nous rencontre pour retracer les premières années de l’aventure Rush Hour, de ses débuts dans le sous-sol d’un salon de coiffure à l’émergence d’une nouvelle génération de “DJ’s selectors”.
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À quel âge as-tu commencé à t’intéresser à ce milieu ?
J’achète des disques depuis que je suis enfant, mais c’était seulement pour les écouter ; à 15-16 ans, tout est devenu beaucoup plus intense. Dans ma ville natale, à Amsterdam, il y avait ce club très actif, De Waakzaamheid. C’était l’un des rares clubs house de Hollande, et ils invitaient Derrick May, Carl Craig, Alton Miller, DJ Rush… Un tas de gars de Detroit et de Chicago. Mon frère travaillait là-bas, c’est lui qui me faisait rentrer. J’étais très intrigué par cette musique, donc j’ai commencé à acheter leurs disques et à harceler le club pour qu’ils me laissent jouer. Je m’occupais des vestiaires et parfois, il me laissait faire le warm-up.
C’était facile de trouver des disques à Amsterdam ?
Il fallait déjà savoir ce que tu cherchais ! À l’époque, il n’y avait ni Internet, ni forums, donc le moyen le plus simple était de demander des cassettes au DJ’s.
Des cassettes ?
Oui, les clubs avaient souvent des magnétophones pour enregistrer les sets des DJ’s sur des cassettes. À la fin de la soirée, tu leur demandais l’enregistrement, et le lendemain tu le faisais écouter à un disquaire. Le problème, c’est que les stocks d’import étaient très limités à Amsterdam ; si ton track était sorti il y a plus de deux ou trois semaines, tu avais peu de chances de le trouver. Vers 17 ans, je suis parti à Londres en voyage de classe, et c’est là que j’ai eu le déclic. Chez nous, les disquaires étaient des gros magasins, avec des vraies devantures, tandis que là-bas, j’ai découvert toute une culture DIY, des shops dans la cave d’un magasin de prêt-à-porter, des espaces partagés… J’ai tout de suite adhéré, et avec mon partenaire de l’époque, nous nous sommes dits :”Ouvrons un magasin !“
Vous avez pu le faire tout de suite ?
Il nous fallait quelques fonds pour financer l’ouverture de Rush Hour et constituer un stock. Pendant près d’un an, nous avons vendu des vinyles sous le manteau.
Comment est-ce que cela fonctionnait ?
Comme je le disais, il y avait un vide à combler avec la scène Détroit-Chicago. Nous allions donc à Londres acheter des disques, et nous les revendions sensiblement plus cher à Amsterdam. Nous allions chez les disquaires où nous avions déjà repéré les habitués – nous étions nous-mêmes clients – et nous leur donnions des listes imprimées de tous les disques que nous avions à vendre. Chaque release était annotée avec quelques commentaires, et il y avait une adresse postale à laquelle adresser sa commande. Ce n’était même pas notre propre adresse, c’était une boite postale. Donc de temps en temps, nous allions au bureau de poste relever le courrier, les gens nous écrivaient ce qu’ils voulaient, certains envoyaient directement de l’argent… C’était très primitif !
D’où vous est venue l’idée ? Il y avait d’autres personnes qui faisaient la même chose ?
Oui il y en avait d’autres, mais pour nous c’était juste une manière de nous lancer. La culture fanzine était assez prégnante dans les années 90 : donc l’idée d’aller dans un magasin pour photocopier ces listes, les faires circuler, nous est venue naturellement. C’était un moyen de communication, à défaut d’autre chose, et c’est aussi comme ça que nous avons fidélisé notre clientèle.
Vous avez eu du monde dès l’ouverture du magasin ?
Nous avions une cinquantaine de clients réguliers. C’était très peu, mais parmi eux, il y avait par exemple San Proper. La première adresse de Rush Hour a été le sous-sol d’un salon de coiffure qui se situait dans un espace partagé. Il y avait aussi un magasin de vêtements, un tatoueur, au henné. Nous avions environ 600 disques et nous étions encerclés de vêtements. Au début, nous ouvrions seulement les jeudis, vendredis, et samedis, mais comme le succès a été immédiat, nous avons décidé d’ouvrir sept jours sur sept dès le troisième mois.
Le sous-sol a dû vite vous paraitre exigu…
Nous avons déménagé après un an et demi. Le deal, c’était que nous payions un loyer proportionnel à notre chiffre d’affaire, et nous nous sommes vite rendu compte que nous pouvions louer une vraie boutique pour le même prix. Donc nous avons trouvé un spot avec pignon sur rue, et tout s’est construit à partir de là.
“Si tu es un bon DJ, tu trouveras ta place.“
Tu mentionnais San Proper, un DJ que l’on associe encore aujourd’hui à Rush Hour. Est-ce que tu as le sentiment qu’une communauté s’est construite autour du disquaire ?
Absolument, San Proper, Tom Trago, Awanto 3, Kid Sublime, Aroy Dee, Delsin Records… Tous ces gens ont bâti quelque chose autour du magasin. Tu vois, chacun faisait son propre truc, mais Rush Hour était l’endroit où tout le monde se retrouvait. Et puis nous n’étions pas seulement un disquaire, nous avons lancé le label dans la foulée et mis en place un gros réseau de distribution. Lorsque ces personnes produisaient un disque, nous les distribuions dans le monde entier. C’était une plateforme où tout le monde pouvait promouvoir son travail.
Vous fêtez cette année les 20 ans de Rush Hour. Cet aspect communautaire a t-il subsisté ?
Je dirais qu’aujourd’hui, chacun est sur sa petite île. Durant les premières années, nous étions très liés, mais lorsque tu as des DJ’s qui mixent chaque week-end dans un pays différent, cela devient plus difficile de maintenir cette cohésion.
Tu dis avoir commencé ton apprentissage musical avec la house et la techno, mais ton label se démarque aujourd’hui par un catalogue très éclectique : on y trouve du disco norvégien, du funk surinamais… Pourquoi avoir pris cette direction ?
Il y avait un dialogue constant dans la boutique : les clients viennent te demander des disques que tu ne connais pas, et tu découvres de nouvelles choses. Au sein de l’équipe, nous avons tous des spécialisations : certains sont plus techno, d’autres funk, zouk… Moi c’est plutôt la musique africaine et brésilienne. À vrai dire, j’ai toujours été intéressé par ces musiques, mais c’est un long parcours. Aux alentours de 2000, nous avons fait une tournée au Japon avec Rush Hour. J’avais 20 ans et j’ai découvert une énorme culture du digging là-bas. Il y avait des choses très rares chez les disquaires, les disques que tu ne trouvais pas à Amsterdam, mais c’était hors de prix ! Je me suis rabattu sur les mixtapes et j’ai commencé à me plonger dans la musique brésilienne. J’ai voulu en savoir plus, donc je suis parti en voyage au Brésil. Et j’en suis revenu complètement dingue.
Cet éclectisme est donc lié à tes voyages ?
Lorsque j’ai découvert la musique brésilienne, j’ai ressenti le besoin de m’immerger dans cette culture, et c’est en me rendant là-bas que j’ai pu explorer cette musique en profondeur. C’était plus facile et plus économique. Mes voyages sont liés à la direction qu’a prise le label dans la mesure où lorsque j’achète des disques, ce n’est pas seulement pour moi, mais aussi pour la boutique, pour des amis. Je cherche d’abord à découvrir de nouveaux artistes et de nouveaux morceaux, ensuite j’achète des disques pour la boutique. Ma pratique de DJ est aussi liée au label ; lorsque je mixe dans d’autres pays, j’en profite pour explorer la scène locale, et en même temps, quand je veux vraiment aller à un certain endroit, je vais adapter mes sélections de tracks pour être invité là-bas ! Avec Rush Hour, nous avons développé beaucoup de relations en une dizaine d’années d’activité, et c’est là que nous avons vraiment commencé à sortir des disques de musiques africaines, de jazz…
“Cette émergence des selectors rend les choses plus difficiles pour les diggers : il suffit qu’un DJ réputé joue un disque auquel personne ne s’intéressait auparavant pour que le prix passe de 5 à 100 euros, même s’il n’est pas rare.“
Il y a un regain d’interêt pour ces styles dans la scène club, avec une frange de DJ’s que l’on qualifie aujourd’hui de “selectors”. Tu penses que Rush Hour a contribué à cela ?
Nous vivons dans une époque où l’on redécouvre énormément de musiques obscures, il y a un véritable engouement autour de ça. Si nous sommes en phase avec cela, c’est parce qu’à l’époque où nous avons démarré, dans les années 90, les choses allaient moins vite. Nous étions confrontés à de nouveaux styles plus lentement, et cela signifiait que nous prenions plus de temps pour écouter nos disques. Aujourd’hui, les gens passent super vite d’un style à l’autre : ils écoutent une chanson africaine, un track techno, un track house, une ballade, un disque de jazz… C’est devenu très simple, mais ça n’est pas la même chose que de presque en arriver à se battre pour fouiller dans les bacs d’import. Ils ont pris l’habitude d’avoir accès à tellement de choses que dès qu’ils entendent un DJ jouer des tracks qu’ils n’arrivent pas à trouver immédiatement, cela devient extrêmement désirable.
C’est plutôt une bonne nouvelle pour les diggers non ?
Oui et non. D’un côté, cette émergence des selectors rend les choses plus difficiles pour les diggers : il suffit qu’un DJ réputé joue un disque auquel personne ne s’intéressait auparavant pour que le prix passe de 5 à 100 euros, même s’il n’est pas “rare” au demeurant. C’est juste que comme tout est plus accessible, les copies vont être achetées en un clin d’oeil, et les prix vont flamber. À l’inverse, cela montre aussi que tu n’as plus besoin de produire des tracks pour avoir des dates. Il y a beaucoup plus de DJ’s qui ne produisent pas, comme Ben UFO, ou dont les productions sont éloignées de ce qu’ils jouent en set comme Hunee. C’est différent d’il y a dix ans, lorsque le public découvrait les artistes en écoutant leurs tubes. Ce cas de figure existe toujours aujourd’hui, mais ce n’est plus le seul : tu peux faire partie d’un collectif, travailler avec d’autres gens, avoir du succès du Soundcloud… sans sortir de disques. Si tu es un bon DJ, tu trouveras ta place.