Cet article a initialement été publié en 2017 dans Trax Hors Série, disponible sur le store en ligne.
Par Christian Bernard Cedervall
Quand Trax Magazine débarque une dizaine d’années après les débuts de la house et de la techno, ces musiques sont en constante mutation et les nouvelles scènes s’enchaînent à l’époque aussi rapidement que vos week-ends en club. Le passé compte alors beaucoup moins, car on parle constamment du futur. C’est même la valeur cardinale que partagent la plupart de ces nouveaux noms qui comptent, des transfuges d’autres genres musicaux. Si la plupart des jeunes producteurs actuels sont venus à la musique électronique par passion, ceux d’alors sont souvent des musiciens accomplis trouvant une liberté inédite dans le travail solitaire du home studio, éliminant ainsi les contraintes accompagnant la vie de groupe. Si les pionniers de Detroit, Chicago et New York avaient avant tout pour projet de faire la fête, aussi politique soit-elle, les années 90 seront essentiellement un laboratoire consistant à déterminer comment les autres musiques allaient apprivoiser ces nouveaux sons. Le hip-hop fut le premier à s’y aventurer, mais alors que l’on percevait dès 1990 des idées tout droit sorties du club chez My Bloody Valentine ou Primal Scream, le tournant devint irréversible dès les débuts de Trax.
L’époque du crossover
En 96-97, alors que le monde du metal subit de plein fouet une profonde révolution avec l’incursion de l’indus (Front Line Assembly avec Machine Head, Nine Inch Nails, Ministry), la pop subit un double assaut décisif, celui de Prodigy et du big beat. Prodigy, c’est l’explosion que personne n’avait anticipée : auteurs des plus gros tubes UK hardcore et pionnier de la jungle, Liam finit par assumer sa passion pour Sepultura, Keith prend le mic, se fait la coupe de Krusty le clown, nous aboie à la gueule Firestarter, Smack My Bitch Up, et nous tire une langue percée en prime time dans Top of the Pops, changeant ainsi la vie de toute une génération. C’est aussi à cette époque que les cracheurs de feu font leur réapparition sur les quais de scène…
La fulgurante émergence du big beat est forcément un symptôme de cet âge d’or du crossover : à l’instar de Prodigy, les producteurs de house n’hésitent plus à balancer Whole Lotta Rosie d’AC/DC en plein set, juste après un rap de chez Rawkus ou un remix DnB par Roni Size, notre Lolo national ayant lui-même régulièrement pioché dans le rock depuis ses débuts. Beck était donc tout sauf un loser. Ce terreau va ainsi enfin durablement installer la musique électronique dans les rubriques musicales des magazines généralistes de par le monde, mais comment aurait-il pu en être autrement ? Le label Skint sera donc l’éphémère comète de l’air du temps, cristallisant toutes les innovations, souvent les plus discutables, une autre époque comme ils disent…
La diversité par le remix
Bon, après, l’air du temps sent toujours un peu la daube, et si l’on se réfère aux dance charts de l’époque, les clubs bourrinaient pas mal deep house progressive UK, toute une génération incestueuse élevée avec pour seules influences le Summer of Love, Ibiza et la culture tuning… En revanche, les tubes club de l’époque sont l’évident témoignage d’un changement de mentalité : même si Tori Amos, Armand van Helden, Ganja Kru, Ultra Nate, Midfield General, Sneaker Pimps ont tous pris un sacré coup de vieux, quand tu les alignes aux côtés de “Born Slippy” d’Underworld, “Da Funk” et “Around the World” des Daft, “Share the Fall” de Reprazent, “Fly Life” de Basement Jaxx, “Block Rockin’ Beats” des Chemical, le “Urban Takover Mix” des Jungle Brothers, “In the Trees” de Faze Action, “Gabriel” de Roy Davis Jr ou même “Sugar Is Sweeter” de CJ Bolland, la diversité actuelle peut légitimement porter réclamation !
Un autre vecteur traditionnel de diversité est évidemment le remix, et ceux qui l’ont le mieux compris demeurent Depeche Mode : le tracklisting de leurs singles depuis la fin des années 80 est un who’s who de ce qui s’est fait de plus pertinent en électronique. Pour la période qui nous concerne, jugez du peu : LFO, Plastikman, Underworld, Air, Speedy J ! Sur ce créneau, la reine de la période était Björk et ses aspirations arty : Mika Vainio, Dillinja, Howie B, Beaumont Hannant, Towa Tei, RZA, Grooverider, Alec Empire, Plaid, Photek, Goldie, Mike Paradinas, Funkstörung et bien d’autres ont remixé les nombreux singles d’Homogenic, autre monument pop installant la musique électronique dans la musique populaire. Alors que Depeche Mode propose des portes d’entrée, Björk, c’est l’immersion totale dans le futur !
Pour peu qu’on s’intéresse à l’underground à l’époque, la plupart des ces noms étaient déjà apparus sur nos radars, notamment par le biais de remix, mais 96/97 constitue réellement une période charnière, car pour la première fois, nombre d’entre eux vont tenter de trouver la reconnaissance, et ce bien au-delà du dancefloor. On a déjà cité Underworld et leur “Born Slippy”, mais pour ceux qui écoutent aussi de la musique électronique à la maison, LFO revenait avec son album le plus personnel, un Advance évoquant autant Art Of Noise que l’industriel psyché de Cabaret Voltaire ou la sophistication de Yellow Magic Orchestra. Ainsi, l’avant-garde du dancefloor élargissait son champ d’action et la musique électronique, en mode album, trouvait son âge d’or.
Nouveaux horizons et nouvelles ambitions
Avec Richard D. James Album et le single “Come to Daddy”, Aphex Twin faisait entrer le chaos dans nos oreilles, passant de comptines néo-classiques élégiaques au séisme bruitiste, parodiant Prodigy jusqu’à l’extrême. Si beaucoup ont à l’époque pris la vidéo de “Come To Daddy” au premier degré – une sorte de coolitude ado/rebelle toute postmoderne –, il ne fallait pas aller chercher bien loin pour y déceler une dimension pamphlétaire et constater que la techno avait des choses à dire. C’est la même chose chez Future Sound Of London avec leur Dead Cities et le single brûlot “We Have Explosives”, Orbital avec Insides et l’intimidant single “The Box”, ou encore Coil avec leur fascinant Black Light District, leur album le plus efficace qui fait le lien entre David Lynch et la techno.
C’est le même constat chez les classiques, avec Armando et son One World One Future ou Larry Heard et Dance 2000, leurs plus probantes et explicites tentatives de proposer des albums de dance music. Alors que ces disques annonçaient de nouvelles ambitions pour la musique électronique, la même période est riche de nombreuses innovations malmenant ses codes encore récents : Boards Of Canada importe une esthétique lo-fi presque folk psychédélique avec Hi Scores, Richard H. Kirk prolonge ses expérimentations house vers le dub et les musiques du monde, Autechre réduit l’électro en poussière avec un Chiastic Slide lunaire, John Beltran insuffle la mélancolie du blues dans la techno de Detroit avec Ten Days Of Blue avant même qu’on en ait eu l’idée, Photek rêve la drum’n’bass en mode New Age industriel avec Ni Ten Ichi Ryu, Squarepusher la propulse dans le rock progressif avec Feed Me Weird Things, Porter Ricks filtre sa techno jusqu’à en obtenir des drones sur Biokinetics et The Köner Experiment, Motorbass et Daft Punk filtrent cette même techno mais pour en ramener du disco avec leurs premiers albums, Soul Oddity (futurs Phoenecia) réinvente la Miami Bass sur leur bâtard Tone Capsule, un crossover de musique concrète et d’électro warpienne, Biosphere abandonne enfin les beats avec Substrata pour proposer un vrai album ambient au grand public, Scanner introduit l’intime avec une série de disques live où il pirate en direct des conversations téléphoniques, pathos garanti ! Dans le sens inverse, Missy Elliott avec Supa Dupa Fly et surtout Dr Octagon (Kool Keith) abordent le hip-hop en embrassant pleinement l’esthétique de la musique électronique, des albums qui incarnent véritablement la frontière entre un avant et un après dans la production hip-hop et électronique, les véritables prémices de ce que Prefuse 73, Drake, Kanye West, The Weeknd, Kendrick Lamar et autres Frank Ocean nous proposent depuis.
Comme vous pouvez le constater, 96-97 est probablement l’une des périodes les plus compliquées à résumer, et la subjectivité est forcément de mise : des labels comme Warp, Skam, Mo’Wax, WordSound, Asphodel, A-Musik, Sub Rosa défrichaient et rebattaient les cartes comme jamais, la dance music renaissait aux US avec la scène Midwest acid techno, ce son à l’origine du renouveau techno actuel (Robert Armani, Cristian Vogel, Jay Denham, DJ Rush, Paul Birken, DJ Hyperactive, Justin Berkovi, Robert Hood, Freddie Fresh, Steve Stoll)… Tout ça et bien plus, c’était avant que tout ne se cloisonne pour de bon et que les chapelles se referment sur elles-mêmes. Un état de fait que 2017 semble remettre en question…